Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Francis Scott Fitzgerald. Extrait de : Je me tuerais pour vous

 

EXTRAIT >

Dans une cuvette des montagnes de Caroline s’étendait le lac, un reflet rose de soir d’été à la surface. Une presqu’île s’avançait, et là, un hôtel en stuc d’inspiration italienne changeait sans cesse de couleur au fur et à mesure que le soleil se couchait. Dans la salle à manger, quatre personnes du monde du cinéma étaient attablées.

« Puisqu’ils sont capables de reproduire Venise ou le Sahara, disait la jeune femme, alors je ne vois pas pourquoi ils ne pourraient pas copier Chimney Rock sans nous envoyer tous dans ce coin perdu de l’Est.

– On va pas mal réinventer le décor, expliqua Roger Clark, le cameraman. On pourrait faire les chutes du Niagara et Yellowstone, si c’était seulement une question de décor. Mais là, le héros de cette histoire, c’est le Rocher.

– On peut même parfois surpasser la réalité, déclara Wilkie Proust, l’assistant réalisateur. Je n’ai jamais été aussi déçu que quand j’ai vu le vrai Versailles en comparant le château à celui qu’avait bâti Conger en 29.

– Mais la règle d’or, pour nous, c’est la vérité, reprit Roger Clark. C’est là où les autres metteurs en scène ratent leur coup. »

La jeune femme, Atlanta Downs, n’écoutait pas. Ses yeux – des yeux où brillait une étrange poussière d’étoile qui se retrouvait sur la pellicule – avaient quitté la table pour se poser sur un homme qui venait d’entrer. Au bout d’une minute, le regard de Roger suivit le sien. Il parut pour le moins surpris.

« Qui est cet énergumène ? demanda-t-il. Je sais que je l’ai déjà vu quelque part. Il a fait la une des journaux à un moment ou à un autre.

– Il ne m’a pas l’air si sensationnel que ça, commenta Atlanta.

– C’est quelqu’un, je te dis. Bon sang, je sais tout de lui sauf que je ne me rappelle pas son nom. Quelqu’un qu’on avait du mal à prendre en photo. Le genre à casser des appareils et tout le bataclan. Pas un scénariste, pas un acteur...

– Imagine-toi un peu un acteur qui casserait le matériel, ironisa Proust.

– Pas un joueur de tennis, pas un mannequin – attendez une seconde, on se rapproche.

– Ce type est en fuite, suggéra Atlanta. C’est ça. Regardez un peu comment il se cache les yeux derrière la main. C’est un criminel. Qui recherche-t-on en ce moment ? Quelqu’un ? »

Schwartz, le technicien, essayait d’aider Roger à se rappeler. Soudain, il s’exclama sans hausser la voix :

« C’est Delannux, tu te souviens ?

– Exact, dit Roger. C’est lui. Le suicide Carley.

– Mais qu’a-t-il fait ? demanda Atlanta. Il s’est suicidé ?

– Absolument. C’est son fantôme que tu vois là.

– Je veux dire, est-ce qu’il a essayé ? »


Les convives s’étaient légèrement penchés les uns vers les autres, bien que l’homme en question fût trop loin pour les entendre. Roger expliqua toute l’affaire.

« Tout l’inverse. C’étaient ses petites amies qui se suicidaient pour lui. Ou qui étaient censées l’avoir fait.

– Pour ce type-là ? Mais il est presque moche.

– C’est probablement des foutaises. Mais une fille est morte dans un accident d’avion, elle a laissé une lettre, et une autre...

– Deux ou trois en fait, l’interrompit Schwartz. C’était une histoire extraordinaire. »

Atlanta réfléchit.

« Je peux à peine imaginer que je tuerais un homme par amour, mais certainement pas de me tuer pour qui que ce soit. »

Après dîner, elle se promena avec Roger Clark dans la galerie marchande au bord du lac, passant devant les petites boutiques qui présentent en vitrine des tapisseries et des objets sculptés par les gens du cru, ainsi que les pierres semi-précieuses des Smokies, jusqu’à parvenir devant la poste tout au bout, et rester là à admirer le lac, les montagnes et le ciel. La scène était magnifique : la masse des bouleaux, pins, épicéas et autres sapins baumiers réfléchissait une lumière sans cesse changeante. Le lac était une femme, les sens en éveil, vibrante d’une belle rougeur en réaction à la masculine splendeur du pic du Blue Ridge. Roger chercha du regard Chimney Rock, à moins d’un kilomètre de distance.

« Demain matin, je vais essayer de prendre une série de photos depuis l’avion. Je vais tourner autour de ce rocher jusqu’à lui donner la nausée. Alors enfile ta robe de pionnière et grimpe là-haut – je pourrais bien par hasard en réussir quelques-unes. »

C’était presque un ordre, parce que Roger dirigeait cette expédition. Proust n’avait de chef que le nom. Roger avait appris le métier à dix-huit ans quand il était photographe aérien en France. Depuis quatre ans, il était le preneur de vues le plus recherché de Hollywood.

Atlanta l’aimait plus que tous les autres hommes de sa connaissance. Et un instant plus tard, quand il lui demanda autre chose de sa voix grave, quelque chose qu’il lui avait déjà demandé auparavant, elle lui répondit par ces simples mots :

« Mais tu ne m’aimes pas assez pour m’épouser.

– Je me fais vieux, Atlanta, rétorqua-t-il.

– Tu n’as que trente-six ans.

– C’est déjà pas mal. On ne pourrait pas y faire quelque chose ?

– Je ne sais pas. J’ai toujours pensé... » Elle lui fit face en pleine lumière. « Tu ne peux pas comprendre, Roger, mais j’ai travaillé tellement dur. Alors que j’avais toujours pensé que je voulais prendre du bon temps d’abord. »

Au bout d’un moment, sans sourire, il répondit :

« C’est la première et unique fois que je t’ai entendue débiter une aussi mauvaise tirade.

– Je suis désolée, Roger. »

Mais déjà, il avait repris son expression joviale habituelle.

« Voici Mr Delannux qui s’approche, l’air fatigué de lui-même. Rejoignons-le et voyons s’il serait prêt à folâtrer avec toi. »

Atlanta recula d’un pas.

« Je n’aime pas les bourreaux des cœurs professionnels. »

Mais comme s’il voulait se venger de sa dernière remarque, Roger interpella celui qui s’approchait pour lui demander du feu. Quelques minutes plus tard, tous trois marchaient le long de la plage pour regagner l’hôtel.

« Je n’arrivais pas à situer votre groupe tout à l’heure, dit Delannux. Vous n’aviez pas exactement l’air de touristes en vacances.

– Nous, on a cru que vous étiez peut-être Dillinger, répondit Atlanta, ou un autre gangster célèbre du moment.

– De fait, je me cache. Vous avez déjà essayé ? C’est affreux. Je commence à comprendre pourquoi les gens finissent par sortir de leur trou pour se rendre.

– Vous avez fait quelque chose de répréhensible ?


– Je ne sais pas et je préfère ne pas le savoir. Je me planque pour éviter un procès, et tant qu’ils ne peuvent pas me remettre ma convocation en main propre, je ne crains rien. Pendant un certain temps, je me suis caché dans un hôpital, mais je me suis rétabli trop vite pour y rester. Maintenant, dites-moi un peu pourquoi vous voulez photographier ce rocher ?

– Rien de plus simple, répondit Roger. Dans le film, Atlanta joue le rôle d’une maman aigle qui ne sait pas où faire son nid...

– Tais-toi, idiot ! » Et à l’adresse de Delannux, elle ajouta : « C’est un film sur les pionniers, sur les guerres contre les Indiens. L’héroïne doit envoyer des signaux depuis ce rocher et ce genre de choses.

– Vous allez rester combien de temps ?

– Cette question me fait penser qu’il faut que je rentre, dit Roger. Je dois réparer un appareil photo cassé. Tu restes, Atlanta ?

– Tu crois vraiment que j’irais me coucher par une nuit pareille à moins d’y être forcée ?

– Rappelle-toi que Proust et toi devez être au sommet de ce rocher à 8 heures, et je ne vous conseille pas de monter d’une traite. »

Elle s’assit avec Delannux sur le bord d’un radeau qu’on avait tiré sur la plage tandis que le coucher de soleil éclatait en d’innombrables pièces de puzzle roses qui se dissolvaient dans le noir, à l’ouest.

« Étrange de voir comme les choses vont vite aujourd’hui, dit Delannux. On a à peine fait connaissance, et déjà on se retrouve assis au bord d’un lac... »

Il ne perd pas de temps, se dit-elle.

Mais son ton détaché la désarma, et elle le regarda de plus près. Pas vraiment extraordinaire, mais il avait de grands et beaux yeux. Le nez un peu tordu, ce qui lui donnait un air amusé d’un côté, et sardonique de l’autre. Mince, il avait de longs bras et les mains robustes.

« ... un lac sans histoire, continua-t-il. Il doit bien avoir une légende.

– Justement, il y en a une, répondit-elle. Une jeune Indienne s’y serait noyée par amour. » Au vu de son expression, elle s’interrompit brutalement : « Mais je ne suis pas douée pour raconter les histoires. Vous avez bien dit que vous vous étiez retrouvé à l’hôpital ?

– Oui. À Asheville. La coqueluche.


– Ça alors !

– Oh, il m’arrive sans arrêt les choses les plus absurdes. »

Il changea de sujet. « Vous vous appelez vraiment Atlanta ?

– Oui, j’y suis née.

 

© Grasset/Fayard 2017

© Photo : DR

 

Quatrième de couverture > Francis Scott Fitzgerald fut un nouvelliste hors pair. Les revues littéraires américaines s’arrachaient ses textes quand l’auteur emblématique des années folles était au faîte de sa gloire. Dix-huit textes inédits viennent d’être retrouvés : seize nouvelles et deux esquisses de scénario destinées à Hollywood qui apparaissent aujourd’hui comme un approfondissement de son œuvre. Les rêves de gloire ou de succès, la solitude des gens simples ou célèbres dans un monde en crise, le milieu du cinéma et ses mœurs, mais aussi la maladie et la folie sont quelques-uns des thèmes qui traversent le présent recueil. La publication de ces nouvelles inédites du mythique romancier américain constitue un événement littéraire mondial.

Francis Scott Fitzgerald (1896-1940) est un des plus grands écrivains de la littéraire américaine du XXe siècle. Il est notamment l’auteur des chefs-d’œuvre Gatsby le Magnifique (1925 ; nouvelle traduction publiée en « Cahiers rouges », Grasset, 2014) et Tendre est la nuit.

Pages choisies par Annick Geille

Francis Scott Fitzgerald, Je me tuerais pour vous, et autres nouvelles inédites, Grasset/Fayard, mars 2017, 480 pages, 23 €

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