Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Franz-Olivier Giesbert. Extrait de : Belle d’amour

 

EXTRAIT >

PROLOGUE

Marseille, 2016. À côté de chez moi, à Marseille, les cloches de la basilique Saint-Victor viennent de sonner. Au premier tintement, j’ai été jeté dans le monde d’aujourd’hui, comme si je tombais de la terrasse d’un gratte-ciel, alors que, depuis mon lever, à quatre heures du matin, je vivais en plein XIIIe siècle, au temps de l’amour courtois, dans un royaume envahi par les porcs qui, parfois, mangeaient les enfants et que l’on jugeait ensuite en grande pompe avant de les exécuter en place publique.

Même si je suis en train d’écrire un roman, je me considère comme un peintre : je raconte la toile comme elle se compose sous mes yeux. En ce moment, Tiphanie, mon héroïne, s’esclaffe en interprétant une chanson de troubadour et je me demande comment elle peut rire après tout ce qu’elle a vécu, les croisades, le froid, les défaites, la prison. Elle a bien de la chance : les personnes de ce genre meurent toujours vivantes, vieilles et vivantes.

Professeur à l’université d’Aix-en-Provence, spécialiste de l’Islam et du Moyen Âge, j’ai toujours été passionné par les croisades. Rarement l’humanité aura déployé autant de ferveur et d’abnégation que pendant cette période. Souvent l’appel de Dieu était si fort que les croisés vendaient tous leurs biens avant de partir. Ce romantisme, pardonnez l’anachronisme, me subjugue depuis la petite enfance.

Ayant toujours plus vécu que travaillé, j’ai tardé à écrire sur les croisades. À plus de cinquante ans, je n’ai publié qu’un seul livre, un petit essai sur l’esclavage en terre d’islam, sujet tabou et assez peu étudié. Bien que rigoureux, cet ouvrage avait fait l’objet d’une campagne de presse insensée qui, pour confidentielle qu’elle fût, me déprima. Mon crime avait été de rappeler que l’esclavage s’était beaucoup développé dans les pays arabes : au moins dix-sept millions de Noirs et de Blancs y furent asservis au cours des derniers siècles. Des chiffres bien supérieurs à ceux des traites négrières de l’Occident. On me reprocha d’avoir souligné cette différence.

Après cet épisode qui reste douloureux, j’ai donné quelques gages au Parti du Bien qui nous gouverne. Ainsi, j’ai exclu un étudiant qui avait terminé son exposé par une citation de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur et premier président de la république de Turquie de 1923 à 1938 : « L’islam, cette théologie absurde d’un Bédouin immoral, est un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies. »

« C’est inadmissible ! m’écriai-je. Sortez tout de suite ! »

L’étudiant ne bougeant pas, je me suis approché de lui :

« Fasciste ! »

Je sais qu’il n’y avait aucun rapport entre le fascisme et la citation d’Atatürk mais cette insulte met toujours les gens de votre côté. Il y a eu des huées dans la salle et l’étudiant consentit enfin à sortir. Peu après, j’ai fait virer ce malappris de la faculté en l’accusant, entre autres choses, d’islamophobie, de trouble à l’ordre public ou d’incitation à la haine raciale. L’incident fit quelque bruit dans mon université, d’autant que l’étudiant était un Algérien, d’origine kabyle.

Après la mort de mes parents, à quelques mois d’intervalle, je devins propriétaire de plusieurs appartements sur le Vieux-Port de Marseille. Terrifié par la perspective de donner jusqu’à ma retraite des cours à la faculté d’Aix-en-Provence, je décidai de prendre une année sabbatique : la jeunesse serait la plus belle des choses, s’il n’y avait les jeunes, et je supportais de moins en moins mes étudiants et leur mélange de nonchalance, de tyrannie, d’ingratitude. En outre, ça me prenait un temps fou de ne pas faire grand-chose.

J’ai décidé d’écrire enfin le livre sur les croisades que je portais en moi. Au bout de quelques jours, j’ai compris qu’il ne fallait pas que ce soit un essai mais un roman. J’avais déjà mon personnage dans la tête : Tiphanie Marvejols. Elle vivait en moi. « J’en ai assez des calembredaines, me murmurait-elle. Il faut que tu m’aides à raconter la véritable histoire des croisades. »

Au petit matin elle me tirait de mon sommeil pour me dérouler le fil de l’histoire que vous allez lire. Je croyais avoir découvert son nom au hasard d’un paragraphe de La Vie de Saint Louis que Jean de Joinville, sénéchal de Champagne, écrivit à la demande de Jeanne de Navarre, la femme de Philippe le Bel, petit-fils du roi pieux. Un chef-d’œuvre auquel je dois ma passion pour l’histoire du Moyen Âge.

Depuis, je me suis souvent plongé dans La Vie de Saint Louis pour y chercher le paragraphe où Tiphanie était mentionnée. En vain. Je suis pourtant sûr de n’avoir pas rêvé. Eussé-je été pompette lors de ma première lecture, je n’aurais pas pu inventer ce personnage. J’en conclus que j’étais tombé sur elle chez un autre auteur et j’ai cherché son nom dans les livres écrits par des contemporains de Jean de Joinville. Sans plus de succès. Peu doué en matière de numérique, j’ai alors demandé à mon voisin du rez-de-chaussée, Samir la Souris, de la retrouver sur Google, en passant au crible toutes les universités, notamment américaines, auxquelles mon anglais faiblard m’empêchait d’accéder.

Mozart du Net, Samir la Souris est un homoncule d’une vingtaine d’années. Il voyage beaucoup, parle six langues et fait payer très cher ses services. Un homme d’affaires, dans son genre. Depuis quelque temps, pour le plus grand malheur de sa mère, il se laisse pousser une barbe de salafiste.

Mais la barbe ne fait pas le salafiste. Samir la Souris est musulman et vomit les islamistes. « Partout, affirme-t‐il, le malheur a commencé de la même façon : d’abord, tu vois de plus en plus de femmes voilées et d’hommes barbus dans la rue et puis, un jour, c’est foutu, les attentats se multiplient et il ne te reste plus qu’à faire tes valises ! Le choix est clair : la valise ou la chahada (1). À moins que ce ne soit la chahada ou le cercueil.

— Que doit-on faire, l’asticot ?

— Si vous ne voulez pas que notre pays devienne un jour comme la Syrie ou le Liban, il faudra vous battre, wallah ! Avec tout, même avec vos ongles. »

Devant mon expression de perplexité, Samir a commencé à s’échauffer :

« Les ongles, ce sont des armes de guerre qu’Allah nous a données pour crever les yeux des islamistes. Sinon, tu prends tout ce que tu as sous la main : tournevis, crayons, ciseaux, cutters, fourchettes. Al Hamdoulillah. »

J’ai une confiance totale en Samir la Souris mais mon voisin de palier et ami, un instituteur communiste, Léon Zimmermann, ne croit pas un mot de ce qu’il dit et me traite de « naïf » : à l’en croire, mon geek pratiquerait la « tromperie religieuse » (al taqîya) qui serait consubstantielle à l’islam.

Le Coran interdit le mensonge, c’est un fait, reconnaît Léon, mais la sourate III-28 autorise une exception : « Que les croyants ne prennent pas pour alliés des infidèles, sauf pour se protéger d’eux. » Et mon voisin rappelle l’injonction d’un grand maître du XIVe siècle, Ibn Kathir, l’un des commentateurs préférés des salafistes : « Nous leur sourions par-devant mais, par-derrière, nous les maudissons. »

Le sourire de Samir a souvent quelque chose d’artificiel, je le reconnais. Mais, en dehors de son âpreté au gain, c’est la seule chose qui me dérange chez lui. Pourvu d’un humour ravageur, il a un charme inouï et je dois avouer que j’éprouve pour lui une vraie tendresse.

Il sait tout sur tout, Spinoza, la dernière Ferrari, le langage des arbres ou l’art de réussir le mojito, mon cocktail préféré. Il répare ou résout la plupart des problèmes informatiques avec une incroyable rapidité. Revenu bredouille d’une traque de deux jours sur le Net, il m’a réclamé une rallonge.

« J’ai des frais », se justifia-t‐il.

J’ai négocié, il était redoutable, mais j’étais prêt à tout pour la retrouver. Je ne sais après quelles pérégrinations l’âme de Tiphanie a fini par atterrir sous mon crâne, où elle habite désormais, mais je sens en permanence sa présence qui me ramène à ce merveilleux Moyen Âge, quand régnait cet esprit d’enfance qui nous manque tant aujourd’hui.

C’est à elle que je dédie ce livre écrit sous sa dictée, même si je me suis inspiré de temps en temps des chroniqueurs ou des historiens comme Joseph-François Michaud, auteur, au XIXe siècle, d’une monumentale Histoire des croisades en sept volumes, puisée à d’abondantes sources arabes.

(1) La profession de foi qui permet la conversion à l’islam : « J’atteste qu’il n’y a pas de divinité excepté Dieu, et j’atteste que Mahomet est le messager de Dieu. »

© Gallimard 2017

© Photo : C. Hélie

 

Quatrième de couverture > Experte en amour, pâtisseries et chansons de troubadours, Tiphanie dite Belle d’amour a été l’une des suivantes de Saint Louis et a participé, en première ligne, aux deux dernières croisades en Orient. Mais sa vie qui aurait pu être un conte de fées, tourne souvent au cauchemar. Jetée très jeune sur les chemins du royaume après la condamnation à mort de ses parents, elle est réduite en esclavage à Paris d’où elle s’échappe pour répondre à l’appel des croisés, s’embarquer vers la Terre Sainte et entamer un voyage d’initiation. Grâce à ses talents de guérisseuse, elle gagnera la confiance du roi avant d’apprendre auprès de lui l’Islam, la guerre et beaucoup d’autres choses. Épopée truculente et pleine de rebondissements, Belle d’amour raconte un destin de femme mais aussi le Moyen-Âge au temps des croisades. Une époque qui rappelle beaucoup la nôtre : politique et religion s’y entremêlent pendant que l’Orient et l’Occident se font la guerre au nom de Dieu.

Pages choisies par Annick Geille

Franz-Olivier Giesbert, Belle d’amour, Gallimard, mars 2017, 384 pages, 21 €

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