Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Eric Holder. Extrait de : La belle n’a pas sommeil

EXTRAIT >

Supposons qu’en été, fatigué de la plage, ou bien en hiver, coincé sur la presqu’île battue par la pluie, vous décidiez de visiter un endroit insolite dont on vous a parlé. Au milieu de la forêt, une librairie d’occasion, une bouquinerie dont les bacs, à l’entrée, semblent n’attirer la convoitise que des chevreuils, des corbeaux. On vous en aura parlé puisqu’aucune indication ne la signale, aucune publicité, pas de panneau.

Il s’agit d’une fermette basse, disposée en L. L’intérieur, refait à neuf, procure le sentiment d’arriver en plein match derrière les tribunes ou au‐dessus des gradins. Des milliers de livres montrent leur dos, du sol au plafond, tandis que des échelles figurent les allées centrales.

Deux fenêtres donnent depuis l’entrée, de ce côté du bâtiment, sur une grande portion de lande, une friche revenue à l’état de nature, et qu’un tracteur tond deux fois l’an. Puis c’est la lisière de bois noirs sous les écailles vertes que le vent écarte. De hauts chênes semblent y monter la garde, bras croisés.

Plus loin s’enchevêtre la végétation caractéristique des terres humides et sableuses, saules, acacias, fougères, entre des périodes d’arbres bientôt indistincts à force d’être emmêlés. On les nomme « chablis ». Sous le fouet des branches basses, des chasseurs y perdent leur chien dans l’eau qui monte jusqu’aux genoux.

Cependant vous avez décidé d’y aller. Ce sera l’occasion d’une promenade à bicyclette, en voiture... Peut‐être afin de dénicher une belle édition, un grimoire, un ouvrage peu connu, ou bien pour retrouver des titres sous des couvertures naguère familières – « Alice », « Les Six Compagnons » en Hachette Bibliothèque verte. Au fait, si nous emmenions les enfants ? Venez par ici, bande de loustics. Ça vous sortirait.

À moins que vous vouliez simplement satisfaire votre curiosité. Ceux qui la connaissent se targuent d’y avoir été, prennent des mines d’explorateurs. Est‐ce qu’elle existe, au moins, cette bouquinerie ?

Le cœur de la presqu’île, non content de verdir et de s’épaissir à mesure qu’on y avance, présente, généreux, de plus en plus de chemins pour tâcher de s’en sortir. Peu comportent d’indications, à quoi, à qui bon ? Qui renseigner par ici ? Quel étranger s’aventurerait, porteur d’une fragile adresse, dans ce delta, un réseau de crastes – mi‐fossés, mi‐canaux – que recouvre mal, à cette heure, celui des GPS ?

Les seuls personnages dans le paysage, comme sur les gravures du XVIIe siècle, sont incarnés par des ouvriers isolés de loin en loin, penchés au‐dessus de la vigne.

– Allez donc voir à la mairie, si elle est ouverte. Ils sauront vous dire là‐bas...

Que la grange aux livres n’existe pas, ou alors pas à leur connaissance, ou alors pas trop.

– Comment ça, « pas trop » ?

– Eh bien, pas officiellement. Aucune publicité, pas de panneau. Antoine vit en ermite.

– Vous pouvez m’indiquer comment y aller ?

– Peut‐être, si je tenais le volant... Vous avez quoi comme voiture ? Je plaisante. Pas de carte détaillée non plus ? (Elle se tourne vers sa collègue.) Tu pourrais indiquer, toi, vers le palud de la Madègne... ?

– Y aller, peut‐être. Mais pour expliquer, houla ma pauvre ! Tu tournes quinze fois à gauche et quinze fois à droite. Va‐t’en les détailler sans te tromper d’une !

On songe enfin à téléphoner. On va l’appeler, cet Antoine, on va lui dire ce qu’on en pense, de sa technique de vente, là, en direct, depuis les locaux de la mairie, où les secrétaires ne sont pas loin de partager l’avis du vacancier, une boutique introuvable, n’est‐ce pas anticommercial ? Absurde ?

– Vous voulez bien me donner son numéro ? Cela ne servirait à rien, personne ne peut le joindre ? C’est la meilleure... Il possède bien un numéro de portable, non ?

Mon abonnement, peu cher, n’est pas adapté. Pour capter, je dois prendre mon vélo, pédaler quelques minutes avant d’atteindre un pylône sous le fil qui chante. L’opération n’a pas lieu tous les jours, souvent par distraction.

Au moins la moitié des aventuriers abandonnent le projet sous les yeux des employées impuissantes, de l’autre côté du guichet. Dans la vente, être si peu commerçant... Un magasin inaccessible, je rêve ! Ou alors il se fout du monde, c’est‐à‐dire du public. Et dans ce cas‐là, nous avons tous tendance à nous prendre pour le public... Faudrait voir à pas nous la faire à l’envers !

D’autres impétrants ne s’arrêtent pas là et continuent leurs investigations. Le nombre restera inconnu, hélas, de ceux dont l’aventure a mal fini. Du récit des opiniâtres qui touchent enfin au port, il ressort que le pays veuille à tout prix retenir le client.

On s’embourbe, on s’ensable, on abandonne son véhicule quand ce n’est pas un sanglier, un chevreuil qui l’a immobilisé. Du côté des cyclistes, on évoque surtout les chiens que des colons barbelés, récemment installés, n’hésitent pas à lâcher...

Bref, ça se mérite. On est bien content d’avoir trouvé. Venez voir, les enfants. On dirait la maison de la fée Tartine, si, au lieu de sucre, ce n’étaient des bouquins... Même les tabourets, les meubles, les abat-jours sont en livres.

On étouffe un peu. C’est quoi, cette lumière au bout ? La ravissante terrasse ! Avec son platane centenaire, une treille de glycine qui veille sur une tribu de chaises dépareillées, en dessous d’elle, de fauteuils, de transats, de tables de bistrot...

C’est charmant, on a envie de trouver dans l’ordre un siège et de quoi lire. Ah, c’est le but ? Si je préfère du thé, du café ou de l’eau ? Je suis un peu embarrassée... Euh, comment dire, c’est gratuit ?

Par ici les enfants ! Pour vous, monsieur propose, c’est sympa, du Coca ou du jus d’orange. Ouf, ça fait du bien de s’asseoir. Vous ne devez pas avoir beaucoup de clients, dites donc...

Je tiens de l’un d’eux l’histoire du bouquiniste au Panama. Le métier, là‐bas, n’est pas si répandu – et la qualité, semble‐t‐il, de son stock est telle – que ce bouquiniste ne vaille le détour, ou plutôt l’ascension. Car le bougre a choisi, plutôt que la capitale, d’aller s’établir à plus de deux mille mètres, dans la province de Chiriquí.

Des nouvelles récentes nous apprennent qu’il a quitté son nid d’aigle pour le village en dessous, son chien ne supportant plus l’altitude. Chacun son modèle, son héros. Le mien habite la province de Chiriquí.

Songe‐t‐il, lui aussi, comme dans les contes chinois, à échanger sa place contre une en France, dans le Sud‐ Ouest, non loin de l’océan, à la fin de l’été ? Septembre, qui a fait grincer le portail de l’école, n’est plus qu’à quelques jours de se refermer dans un claquement de portières, celui de la plupart des clients. Pour certains, le lieu est devenu de pèlerinage. Ils reviendront l’an prochain.

Trois jours inattendus de vent froid ont jeté sous la treille les premières feuilles mortes en forme de pétales pour la glycine, de mains ouvertes pour le platane, que le bouquiniste, à l’aide d’un balai fabriqué au Sichuan – don de Mme Wong –, ne ramasse pas sans mélancolie.

Le terme de « client » rend mal compte d’une relation intime, érudite, passionnée, parfois obsédante... On m’associera peut‐être aux vacances, à la bicyclette, aux couchers de soleil dans le parfum balsamique des pins. Eux ignorent à quel point ils me manqueront.

La peau se rapproche un peu du squelette durant cette période. Les routes au loin ont tendance à se taire, c’est pour mieux entendre les vagues qui dévorent la côte, le grondement, par‐delà la forêt, de milliers de buffles écumants qui broutent le rivage, attaquent les dunes, défoncent le ciment, une perpétuelle basse à laquelle des coefficients élevés ajoutent, certains jours, des fréquences supersoniques.

Il conviendrait, ces jours‐là, de s’évader, d’aller à Bordeaux, par exemple, ou bien sur l’autre rive, en Charente. Hélas, en guise de véhicule, hormis un vélo, je ne possède qu’une camionnette, d’une jolie couleur lilas, certes, cependant sujette à des avaries successives. Naguère l’embrayage, avant‐hier les freins, aujourd’hui une fuite d’huile...

« Tu maigriras jusqu’aux os », répète l’hiver dans un souffle, éparpillant comme dans une mauvaise blague le tas de feuilles qu’il faut à nouveau recueillir. On entend, pas si lointaine, la tronçonneuse de Jean‐Louis – ici, où on les reconnaît à leur cadence, on sait la machine de Jean‐Louis autoritaire, impatiente, tempétueuse.

© Le Seuil 2018

© Photo : Hermance Triay

 

Quatrième de couverture > Une presqu’île qui s’avance sur l’Océan, on y devine le Médoc venteux et ensoleillé de tous les derniers livres d’Éric Holder. L’intérieur de la presqu’île est boisé. Dans une grange au milieu de la végétation épaisse, Antoine a installé sa bouquinerie. L’endroit est quasi introuvable, et, sans l’intervention d’une mystérieuse madame Wong, le libraire crèverait de faim. Antoine paraît heureux dans sa tanière. Il caresse ses spécimens, les habille de papier cristal, nourrit ses chats, s’interroge sur un voleur qui lui chaparde des livres, toujours du même auteur. C’est alors que déboule la blonde Lorraine, une conteuse professionnelle qui tourne de ville en ville. Antoine est vieux, aime se coucher à heure fixe : la belle n’a pas sommeil. Ce sera donc l’histoire d’une idylle saisonnière, mais de celles qui laissent sous la peau des échardes cuisantes. Qui a dit que la campagne était un endroit tranquille ? Dans une langue merveilleusement ouvragée, Holder décrit un monde à la fois populaire et marginal, profondément singulier, qu’il connaît comme personne. Le sien.

Éric Holder est passé maître dans l’art du roman bref, brillant et ciselé. Après La Baïne, Bella Ciao et La Saison des Bijoux, il installe pour la quatrième fois son chevalet et sa palette dans ce Sud-Ouest où il vit.

Pages choisies par Annick Geille

Eric Holder, La belle n’a pas sommeil, Seuil, janvier 2018, 224 pages, 18 €

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