Schizo-Pynchon

Pynchon coupe ses lecteurs en morceaux. Ce pourrait être un de ses rêves. Il ne divise pas seulement ses lecteurs en catégories - il y a autant de lecteurs que de catégories - il rend chaque lecteur schizophrène. C’est une expérience. Pynchon est un pragmatique. Coller au réel est un souci permanent. Et quand on colle à ce point à l’événement, on décolle. Un des pouvoirs de la littérature est bien là : sortir de la monotonie du quotidien, entrevoir et s’apercevoir que le réel dépasse toutes les normes imaginables, mornes imaginations.


Ce qui se passe à la surface de Fonds perdus est très perceptible. Le dos de couverture en atteste. 


«New York, début des années 2000, entre l'éclatement spectaculaire de la bulle Internet et l’effondrement des tours jumelles. Maxine, jeune mère new-yorkaise à la vie amoureuse mouvementée, est une inspectrice des fraudes qui a perdu sa licence officielle pour avoir trop bien conseillé un client véreux. Elle n’a pourtant pas remisé son pistolet, et la voilà embarquée malgré elle dans une aventure haletante et dangereuse : comment se fait-il que la start-up du très louche Gabriel Ice n’ait pas bu le bouillon alors que l’ensemble du marché du Net s’est brutalement dégonflé quelques mois auparavant ? D’où viennent les flux de capitaux qui circulent vers de mystérieux comptes à l’étranger ?...»


Mille façons de raconter cette histoire de surface. Pynchon choisit de la livrer en filets liquides qui auraient ruisselé de sa passoire (filtre ou philtre) d’écrivain. Ainsi sommes-nous sous sa douche italienne multi-jet. Les morts reviennent. Le temps explose. Affirmations et négations recèlent autant de vérités. Un livre fondé sur les trois grandes ignorances qui caractérisent l’inconscient freudien ? 


Il y a de fortes chances que le problème de Pynchon soit cette satanée linéarité de l’écriture occidentale. Suivre la ligne, la poursuivre, aller à la ligne... Pynchon invite à sauter, à briser, à couper les lignes - pour mieux relire et sans doute lire tout court, donc vivre collé à la vie. Pynchon nous pousse à traverser les lignes, les croiser, les recomposer pour mieux voir déborder le réel. Suivre les voies des personnages et des caractères jusqu’à en oublier la voix de Pynchon - à défaut de visage risible, de rivage visible, de virage lisible. 


Peu d’artistes deviennent imperceptibles à ce point, à force de lignes tout azimut. Cela pourrait faire croire au canular de l’oeuvre, au fake.  A la parano. Au complot. Etc. Rien de tout ça. Les canulars sont dans l’oeuvre : pas besoin de plonger dans le web profond. Il n’y a d’ailleurs pas d’invite de la part de Pynchon - ni à sombrer, ni à creuser, ni à surfer. Si notre monde est un grand bordel, la vraie littérature doit l’assumer. Ainsi Pynchon.


Le génie de Pynchon est d’exprimer les virtualités du virtuel bien réel de ce monde-ci qui est le nôtre. Au delà des miroirs, paradis et lupanars. Aussi décousu que nos propres discussions dépourvues de sens le style direct des dialogues phatiques nous saisit et nous rejette à ce que nous sommes - à défaut de ce que nous croyons devenir.


Ici la lecture univoque se brise  : chaque ouvrage  de Pynchon est démultipliable à l'infini.  Chaque livre est un pli imprimé, un envoi. Un envol vers un firmament complexe. Le lecteur crée son propre espace-temps selon ses talents. Pas d'aller simple : un voyage ludique où les règles se modifient sans cesse. 


Laisser le lecteur pour ce qu’il est, n’est-ce pas le respecter infiniment ? Et les lecteurs de Pynchon lui savent gré de ne pas se voir imposer un ordre (la tyrannie de l'auteur) dans ce chaos pourtant parfaitement organisé.


A chacun sa chacune. A chacun son Pynchon. 


Didier Bazy


Thomas Pynchon, Fonds perdus, traduit de l’anglais (US) par Nicolas Richard, Seuil, août 2014, 24 €

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3 commentaires

J'ai appris ce que voulait dire phatique, j'aime bien apprendre des mots.  Sinon,  l'intérêt de cette chronique est son côté énigmatique pour ne pas dire abscons, ça me donne envie de mettre le nez dans le livre, c'est bien.

Chère Anne,

La critique doit être fidèle à son objet, non ?
Auteur énigmatique , critique abscons.
Auteur limpide, critique limpide.

Amicalement 


Didier, moi j'aime bien ce qui titille la curiosité et surtout qu'on ne déflore pas le texte, donc j'ai trouvé cela bien votre papier et j'ai envie de lire le livre : je verrai si j'aime, c'est un peu comme en gastronomie, on prend le risque d'être déçu