Gertrude Stein et Pablo Picasso, partager les différences

Plus qu’un salon du passé où le brillant des manières était de règle, l’appartement des Stein rue de Fleurus à Paris est une sorte de cénacle, ou plutôt un cercle élitiste où brille d’abord l’esprit des avant-gardes. Se croisent écrivains et artistes, tels Hemingway, Scott Fitzgerald, Braque, Matisse et Picasso. Léo Stein apprécie Cézanne et Renoir, Gertrude préfère Derain et Vlaminck. Ernest Hemingway la décrit ainsi : Miss Stein est très forte, mais pas très grande, lourdement charpentée comme une paysanneson visage est expressif…elle a une belle chevelure, relevée en chignon…il n'y avait presque jamais de temps morts au cours d'une conversation avec Miss Stein.
Le portrait d’elle que réalise Picasso en 1905-1906, au terme de quelques quatre-vingt-dix séances de poses, s’il garde encore une facture classique et une unité tonale, est déjà imprégné de cubisme et annonce Les demoiselles d’Avignon, exécuté en 1907. Félix Vallotton et Picabia signeront également des portraits de cette mécène passionnée et cette esthète exigeante.
Picasso arrive à Paris en 1904, Gertrude également. Elle est issue d’une grande famille de bourgeois juifs très aisés, elle est collectionneuse, elle écrit et s’estime pionnière au point de ne pas supporter les moindres rivalités. Picasso s’est installé à Montmartre. Sa notoriété grandit. Ce qui pourrait les séparer va de façon étonnante les rapprocher car au-delà du fait que l’un et l’autre sont des immigrés qui aiment aller à contre-courant des usages, ils vont devoir s’intégrer à la culture française. Ils partagent une même curiosité envers les créativités qui la renouvellent. Entre eux deux, ce seront quarante années d’amitiés, certes non sans soubresaut, mais reposant sur un identique respect de leurs travaux respectifs. Gertrude Stein (1874-1946) estimait qu’un écrivain devrait écrire avec ses yeux, un peintre devrait peindre avec ses oreilles.
L’occasion de publier l’essai intitulé Picasso de Gertrude Stein, paru en 1938, ne peut mieux tomber au moment où s’ouvre au musée du Luxembourg l’exposition Gertrude Stein et Pablo Picasso. L’invention du langage (jusqu’au 28 janvier 2024). Au fil du parcours, ce sont ces figures d’alors qui ont apposé leurs marques sur le siècle qui apparaissent comme Juan Gris, Andy Warhol, Marcel Duchamp.
Dans ces pages, Gertrude Stein examine au plus près la démarche de Picasso, la relie à ses origines espagnoles, au cubisme naissant appelé à prendre son essor et qui selon elle, se fonde sur une triple base : la composition, la foi dans les yeux, l’encadrement de la vie. Elle note que la tête, le visage, le corps des êtres sont tout pour Picasso. Elle souligne le rôle primordial que joue la couleur chez lui, tellement d’importance même que ses périodes de travail ont toujours porté le nom de la couleur qu’il employait.
Pour elle, il est le créateur forcément contemporain, celui qui doit en cela devancer sa génération. Aucune naïveté chez lui, un certain goût pour le dépouillement. Ils disent que je peux dessiner mieux que Raphaël et probablement ils sont raison, mais j’ai au moins le droit de choisir mon chemin.
En annexe de ce petit ouvrage au demeurant bien utile pour mieux entrer dans cette double relation, des extraits de livres de Gertrude Stein se rapportant à l’artiste et le fameux poème qu’elle composa à l’été 1923: « Si je lui disais ».  

Dominique Vergnon

Gertrude Stein, Picasso, 150x230 mm, Les éditions de Paris, août 2023, 112 p.-, 15€

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