La farce "républicaine"... à propos de "Quiquennat" de Marc Dugain

Lorsque la littérature se fait volontiers « documentaire », qu’est-ce qui distingue encore la réalité de la fiction ?

 

Les personnages de L’Emprise (Gallimard, 2014), le roman de politique-fiction de l’hyperactif Marc Dugain reviennent pour une deuxième saison riche en rebondissements – et pour une véritable plongée dans l’inconscient d’une espèce prédatrice...

Les deux anciens rivaux à la magistrature suprême, au sein du même parti, sont à leur place, plus ou moins éjectable, « en vertu » ( ?) d’un deal préservant leurs intérêts respectifs - et pour un temps conflictuellement convergents : Launay, l’homme sans joie installé à l’Elysée (entre une épouse « aveugle sans cause physiologique » et une maîtresse qu’il ne « gardait à ses côtés que pour la sensation d’être désiré »), Lubiak à Bercy (avec sa femme Edwige, grisée par ce monde de « richesse sans partage » qui s’ouvrait à eux), en « grand argentier » d’un « intérêt général » que l’on pressent administré à la manière d’un poulailler par un renard affamé – « étendre son territoire par toujours plus d’argent était une forme moderne de l’accomplissement reptilien »... Voilà venu pour eux le temps du « véritable argent » - et leur affrontement reparti, chacun comptant ses alliés dans sa petite aventure personnelle d’accaparement du « bien commun »…  

 

« Saigner la bête publique »…

 

Entre eux, il y a Volone, le patron d’Arlena – à l’image de tous ces personnages gravitant dans les « allées du pouvoir », dont le seul commun dénominateur est de « gagner un maximum d’argent en un minimum de temps » - bref, tous occupés à « saigner la bête publique » laquelle persiste à s’ignorer si près de l’abattoir final comme une dinde aimant se faire conter Noël en toute saison : « Volone représentait (…) une forme d’abjection assez courante dans l’industrie française, de parvenu issu des grandes écoles qui se comportait en propriétaire dans une entreprise où il n’avait jamais investi personnellement le moindre centime mais où il se servait abondamment »…

A leurs trousses, il y a le journaliste Terence Absalon, qu’une « guerre des tranchées » oppose à « nombre de pouvoirs constitués, politiques, policiers, industriels » - c’est ce qu’on appelle du « journalisme d’investigation »… Il tente de d’associer à sa quête périlleuse de « vérité » ( ?) Sylvia, du service culture de son journal – « une jolie fille occupée à lire et à critiquer des polars à longueur de journée et désireuse de revenir dans ce monde que ses auteurs décrivaient si diversement »… Terence se concentre sur le « grand argentier » qui pratique de troubles affaires avec ses amis émirs : « Pour Terence, Lubiak appartenait à un courant d’hommes politiques occidentaux décidés à faire des fortunes considérables en un temps record par l’utilisation de leur position dans une organisation politique. Ces hommes laissaient sans voix les mafieux de l’ancienne école qui avaient usé sang et eau pour bâtir des empires, au risque de la prison à vie dans le meilleur des cas, de la mort par balle dans le pire. Cette nouvelle engeance d’arrivistes calculateurs ne risquait ni l’un ni l’autre. Un sentiment d’impunité absolu accompagnait leurs exactions.».

Mais nous y voilà : le sacerdoce de ces deux journalistes « à contre-courant de la société telle qu’elle évoluait » leur vaut d’affronter le « premier stade de la violence publique »…

 

Agents troubles, déchets nucléaires et intérêts supérieurs…

 

Nous retrouvons « l’agent secret » Lorraine, censée défendre une société qui ne veut pas de son fils « frappé d’anormalité, incapable de s’insérer par manque de duplicité » - bref un « mauvais sujet pour l’appareil productif » et un souci de plus pour une mère en danger de « liquidation », qui se laisse immerger dans un état dépressif « proche de la léthargie »…

Elle en pince pour Li, photographe d’art et ancienne escort sur une « cible » - mais l’idylle est hautement périlleuse, compte tenu des « intérêts » en jeu : « Il est facile de sortir du monde de l’art. Sortir du monde du renseignement, c’est aussi difficile que de demander à un déchet nucléaire de ne plus être radioactif »…

Il y a aussi Corti, le supérieur de Lorraine, qui en pincerait volontiers pour elle – mais des « intérêts supérieurs » veulent la peau de la belle (allez savoir pourquoi…), il a bien des « arbitrages » délicats à négocier… Restera-t-il en selle comme sur sa moto, « droit dans ses bottes » ?

Bien d’autres figurants de cette farce républicaine virant à la tragédie, dont le psychanalyste de la « première dame de France » croqué en conseiller présidentiel, s’agitent sur les parquets glissants de nos palais tellement au-dessus de nos moyens avant le coup de balai dont le manche changera encore de mains, indéfiniment, au fil des échéances électorales…

 

Une psychanalyse du pouvoir ?

 

Propulsé dans le peloton de tête des romanciers français les plus lus dès son premier coup de maître, La Chambre des officiers (Gallimard, 1998), Marc Dugain avait eu plusieurs vies – il a notamment dirigé une société d’aviation – avant de se lancer dans l’écriture tout terrain de romans et de scénarii et dans la réalisation de films…

Si le charme de la fiction nous fait évader vers d’autres mondes possibles, celui de Marc Dugain est de nous ramener impitoyablement à celui-ci – et de nous le faire comprendre, serait-ce en radeau de la Méduse ballotté par les remous d’une mortifère « mondialisation » des appétits sans limite et des « profits » sans frontière appelés à se fracasser sur les écueils de la réalité… Mais quand le vraisemblable prend les rennes du roman, on devine le pouvoir en de « bonnes mains », insatiables à souhait…

Pour l’instant, ce fin connaisseur des univers qu’il décrit (dont le « monde du renseignement », comparaisons es serruriers à l’appui…) adapte le premier volume de sa trilogie, L’Emprise, en scénario pour la série télé qui en sera tirée sur Arte. Rêverait-il secrètement de rappeler la « classe politique » à « l’éthique » la plus élémentaire,  voire de la « responsabiliser » quant à « l’intérêt général » qu’elle aurait mandat de servir ?

Launay finira-t-il par laisser Lubiak sur le carreau en organisant son référendum pour une VIe République – ou sa « sortie par le haut » ? Lubiak finira-t-il laminé par une « affaire de mœurs » et Launay par sa triste famille racketteuse ? Le troisième volet de cette passionnante psychanalyse du pouvoir promet de consumer ce bûcher des vanités en un feu d’artifice final de toute beauté…


Michel Loetscher


Marc Dugain, Quiquennat, Gallimard, 304 p., 19,50 €

 

 

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