Marguerite Duras : deux nouveaux tomes de la Pléiade et d'autres surprises

Les numéros 596 & 597 de la collection de la Pléiade ont paru : ils referment les Œuvres complètes de Marguerite Duras, avec les tomes III et IV. Ainsi est donc présentée l’intégralité des livres publiés du vivant de l’écrivain, accompagnée de nombreux textes ou documents rares, voire inédits. Souvenez-vous, les deux premiers tomes vous ont conduit jusqu’en 1973, l’année d’India Song. Ces deux suivants couvrent les deux dernières décennies : 1974-1984 & 1985-1995. Des livres brefs qui affichent une volonté de renouvellement, et donc désorientent le public qui n’aime pas que l’on change ses habitudes. Outside et Les Yeux verts osant même se présenter sous la forme de recueils. Mais tous ces ouvrages, de L’été 80 à La Maladie de la mort, sont désormais intégrés dans l’œuvre s’imposant même comme majeurs pour certains d’entre eux… Sans oublier le phénoménal succès de L’Amant (1984) qui a réuni critiques et public sous les mêmes clameurs enthousiastes : ce sera une date-clé. Le statut littéraire – et le regard du public – concernant Duras bascule du tout au tout. Il était temps car,  déjà en 1960, avec Hiroshima mon amour, l’on savait à qui l’on avait à faire pour peu que l’on se soit donné la peine de bien comprendre cette nostalgie de la souffrance comme pierre angulaire de l’œuvre.

 

En effet, la démarche est complexe et ambiguë, mais entre le chagrin et le néant, Duras penche vers le chagrin, ce qui donne une œuvre empreinte de passion et de déchirements, d’impossibilité à être avec toutes les dérives d’une quête sans fin, portée par la quasi certitude de ne jamais trouver de réponse, même si, dès 1962, et la première version de L’Homme assis dans le couloir, l’on devine cette désespérance à chercher dans le sexe – puis dans la violence – cette certitude affolée qui la pousse à admettre que pour ressentir enfin quelque chose il faille en passer par là.

La poésie et l’écriture de Duras seront donc associées à l’évidement ou au décentrement, corollaire de cette peur de ne plus rien ressentir, de ne plus exister. Fuir alors tout sentiment pour ne pas risquer de tomber dans cette inconsistance qui conduit à l’abîme ? Construire des personnages dépouillés qui évoluent dans un décor non précisé, donc nulle part : un dépouillement pour mieux cerner l’innommable, un anonymat qui rappelle la difficulté à ressentir quelque chose.

 

Corps sans nom, chambre d’hôtel quelconque, sentiments flottants, mais alors quelle consistance donner à la vie ? D’Hiroshima mon amour (1960) à Dialogue de Rome (1982) l’évanescence s’impose, l’auteur s’y résigne sans la revendiquer, jeu des allers-retours que l’écrivain subit : d’un côté cette volonté d’effacement qui l’assaille, et de l’autre, son reflet piquant qui trahit un manque et une douleur. D’où la vilaine étiquette d’un auteur à la prose froide et abstraite qui hésite sans cesse, auquel on ne comprend pas grand-chose. Erreur ! mille fois erreur car Duras fait œuvre de lucidité, de conscience, en contrepied de Jean Paulhan qui affirmait que la littérature est un effort pour voir le monde comme si nous n’y étions pas, puisque Marguerite, justement, affirme que la littérature est précisément un effort pour voir le monde comme si nous y étions, et cela justement parce que sa réalité et notre existence même ont trop peu de poids.

 

Mais Duras c’est aussi une aventure cinématographique, une décennie de l’image qui la voit dialoguer avec ses propres livres tout en tentant de s’extraire de la pesanteur des mots pour leur substituer la légèreté des images.

 

Le tome IV clôt le voyage en vous permettant un regard baladeur sur quelques textes glanés ici ou là : oubliés par l’auteur, ces articles ici rassemblés démontrent les autres cordes sensibles qui faisaient vibrer Marguerite Duras. Ils la place sur le piédestal qu’elle finit par occuper dans le paysage littéraire français et international, se construisant presque comme l’un de ses personnages, glissant vers la légende pour devenir… un mythe.

 

Le livre dit qui sort en parallèle des deux tomes de la Pléiade, dans la collection des Cahiers de la nrf, est au départ la transcription brute de l’ensemble des propos tirés des six heures de visionnage du documentaire que Jean Mascolo, fils de Marguerite Duras, tourna dans le sillage de sa mère qui réalisait, en mars 1981, l’adaptation de son roman, Agatha. Une parole libre, échangée avec tout le monde sans la moindre retenue ni restriction : un témoignage sur la genèse du film mais aussi un éclairage unique sur la manière dont l’auteur aborde sa création textuelle et cinématographique. Duras, d’ailleurs, avait travaillé sur les transcriptions de Duras filme. C’est ce qui fait aussi la valeur de ce livre-ci : la seconde partie est un manuscrit inédit de vingt-huit pages où vous y découvrirez les différentes phases de réécriture du décryptage des rushes.

Sujet difficile (le thème d’Agatha est l’inceste) qui ouvre sur une transformation mystique du propos : un dieu très fort, une transcendance sans issue. Le lecteur a droit à une leçon de cinéma et d’écriture, une leçon de vie. On comprend alors que pour Marguerite Duras, la création est bien plus qu’une simple technique appliquée au cinéma ou à la littérature, c’est, au contraire, une authentique expérience existentielle qui fait de l’écrivain un voleur de feu.

 

Et en point d’orgue de cette série de publications, l’Album Pléiade Marguerite Duras composé par Christiane Blot-Labarrère (plus de 200 photos n&b et couleur pour un album de 256 pages, offert, comme de coutume, pour tout achat de trois volumes de la collection). Un défi que de devoir présenter Duras tant l’œuvre est foisonnante, il faut inciter à feuilleter, à voir, à se plonger dans la lecture : romans, pièces de théâtre, scénarii, etc. et en ressortir captivé et ne retenir d’elle ce qu’elle résumait en une phrase : « Je suis un écrivain, rien d’autre qui vaille la peine d’être retenu. »

Un album composé de photographies de famille, manuscrits rares, documents d’époque et traces épistolaires qui n’est pas qu’une simple biographie car il met en lumière la singularité de cette œuvre hors norme, axée sur le désir. Marguerite Duras aime l’amour, cette drogue aux effets infinis. Elle s’en abreuve sans limite jusqu’au vertige, imposant un style unique qui transforme tout dans une farandole qui mène au temple sacré, à l’aune de ses exigences mystérieuses.

Si vous vous laissez prendre, vous prévient Christiane Blot-Labarrère, vous serez portés par ce langage souverain que Marguerite Duras honore et maltraite à son gré, vous aborderez une infinité de thèmes, découvrirez d’insolites fictions où femme, enfant et humour baroque construisent une seule et même symphonie. Vous brûlerez sous le soleil du Pacifique. Vous aurez envie de vous révolter, vous tendrez à la folie. Votre langue aura le goût de l’eau salée. Vous serez en sueur car, alors seulement, vous venez de comprendre que vous avez accosté dans l’autre monde, celui où se cristallise cette vaine splendeur que l’on ne reconnaît qu’au moment de la catastrophe…

 

François Xavier

 

NB –

Le tome III contient :

Les Parleuses / Les lieux de Marguerite Duras / Le camion – L’éden cinéma / Le navire Night / Césarée – Les Mains négatives / Aurélia Steiner – Aurélia Steiner / Aurélia Steiner / Véra Baxter / L’homme assis dans le couloir / Les Yeux verts – L’été 80 – Outside – Agatha / L’homme atlantique / Savannah Bay / La Maladie de la mort / Théâtre III : La bête dans la jungle  - Les papiers d’Aspern – La danse de mort / L’Amant

Autour des œuvres de Marguerite Duras / Appendice : L’homme menti

 

Le tome IV contient :

La Douleur / La musica deuxième / Les yeux bleus cheveux noirs / La pute de la côte normande / La vie matérielle / Emily L. / La pluie d’été / L’amant de la Chine du nord / Yann Andréa Steiner / Écrire / Le Monde extérieur (Outside 2)

Autour des œuvres de Marguerite Duras. Appendices La Mouette / C’est tout / Théodora Textes épars : Choix d’articles (1957-1986) Supplément : Moderato cantabile (nouvelle de 1956)

 

Marguerite Duras, Œuvres complètes III & IV, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", édition publiée sous la direction de Gilles Philippe, Gallimard, mai 2014, 1896 p. & 1576 p. – 58,00 € & 62,00 € jusqu'au 31 août 2014, puis respectivement 68,00 € et 65,00 €

 

Marguerite Duras, Le Livre dit – Entretiens de "Duras filme", édition établie, présentée et annotée par Joëlle Pagès-Pindon, Gallimard, coll. "Les cahiers de la nrf", mai 2014, 230 p. – 18,50 €

1 commentaire

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre article, et je vous en remercie pour sa limpidité et pour sa précision. Si tout le monde pouvait se donner cette peine. Vous m'avez donné envie de redécouvrir Duras. Merci beaucoup.

Habiba