Barrès : Biographie


Certains, dans le sillage de Paul Adam, l’appelaient « le Prince de la jeunesse », au moment où son nom commençait à bruire en pleine fin de siècle décadente. D’autres, à l’instar de Romain Rolland, le couronnèrent de biais « Rossignol du carnage », le ramenant au doctrinaire pousse-au-crime d’une génération en fleur qui allait se faire faucher dans les tranchées de la Grande Guerre.

 

Pourtant, si le père de Colette Baudoche fut l’objet de débats passionnés jusqu’à sa mort en 1923, il se vit par la suite progressivement évacué du panthéon français, puis relégué au rang d’un personnage cité pour l’anecdote, quand il s’agit d’illustrer l’antisémitisme, l’acharnement patriotique ou la haine viscérale envers la démocratie. Ses pairs ne furent pas les derniers à le discréditer sur la scène littéraire. Que l’on repense ainsi au procès intenté par les futurs surréalistes en 1921 – à l’issue duquel le mannequin censé le représenter écopera de vingt ans de travaux forcés ! – ou à la déculottée que lui inflige, en songe, Antoine Roquentin dans La Nausée de Sartre.

 

Virulences

 

C’est que Maurice Barrès en aura cumulé, des tares idéologiques dérangeantes : antidreyfusisme, déterminisme social, boulangisme, antiparlementarisme, nationalisme exacerbé… Et la litanie ne serait pas complète si l’on n’y ajoutait le « préfascisme à la française » dont il aurait été l’instigateur selon la thèse développée dans les années 1970 par l’universitaire israélien Zeev Sternhell. Alors, Barrès, albatros, corbeau ou carrément oiseau charognard ? À qui s’en empare vraiment – et l’entreprise est ardue car, force est de l’admettre, tout Barrès n’a pas passé le cap de la lisibilité posthume –, il apparaît en tout cas que l’homme n’autorise pas les réductions hâtives. Certes, il avait la dent dure, impitoyable même, lui qui pouvait soutenir que « l’historiette Dreyfus n’a que l’intérêt d’un grossier roman-feuilleton » ou qui osait des attaques dont la virulence n’avait rien à envier aux pages les plus acharnées de Drumont. Ce serait toutefois pure malveillance intellectuelle que de ne pas rappeler les sympathies d’un anarchiste de cœur qui assista aux funérailles de Louise Michel, se plut à cultiver des amitiés antipodaires, prôna sans faillir un républicanisme laïc, se hissa enfin au sommet d’une impressionnante production de romancier et d’essayiste, d’intellectuel et de pamphlétaire, si tant est que ces deux étiquettes soient un moment conciliables.

 

Retour à Barrès

 

Incontournable (bien que n’ayant inexplicablement pas encore eu les honneurs de la Pléiade), Barrès revient régulièrement se signaler à notre attention. En 1994, ce furent les Éditions Robert Laffont qui consacrèrent deux volumes, hélas épuisés, à ses cycles romanesques et à ses récits de voyage. Un autre pan de l’écriture barrésienne avait été proposé l’année précédente avec un choix de textes issus de Mes Cahiers, sous la férule de Guy Dupré. Cette référence étant elle aussi devenue introuvable, voici qu’elle resurgit aux Éditions des Équateurs. Trois volumes sont planifiés, qui reproduiront les quatorze tomes parus chez Plon en 1929.

 

Antoine Compagnon, spécialiste ès éminences antimodernes, expose dans sa copieuse introduction l’intérêt d’un retour à Barrès, malgré les réticences qu’il inspire ; car il « continue de diviser les Français, et il faut bien être assuré à gauche – ou très ingénu – pour le remettre en selle ». Il incarnerait même le « péché originel de la pensée et de la littérature françaises au XXe siècle, avec Maurras ». Cette position ingrate ne l’empêchera pas d’être un phare pour maints écrivains, qui mûriront en adhésion ou en réaction à son œuvre. Et Compagnon d’énumérer pêle-mêle tous ceux sur qui aura joué l’influence de l’auteur de L’Homme libre, de Mauriac à Blum, d’Aragon à Drieu, de de Gaulle à Mitterrand. Notable exception : tout en lui reconnaissant de hautes qualités, Gide ne prêtera guère allégeance à ce maître à penser qui lui était contemporain et en qui il pressentait sans doute un rude concurrent, susceptible de lui faire de l’ombre. En 1930, ne le gratifiait-il pas, dans la NRF, de ce constat : « Il n’y a pas eu plus néfaste éducateur et tout ce qui reste marqué par son influence est déjà moribond, déjà mort » ? La première passe d’armes entre les deux hommes remontait en fait à 1898, en pleine Affaire, et portait sur une notion chère à Barrès, étrangère à l’auteur des Faux-monnayeurs : l’enracinement.

 

Work in progress

 

La photographie qui orne la couverture annonce la tonalité générale du triptyque à venir : elle nous montre un Barrès au pinacle de sa distinction, toisant son lecteur avec un air de défi, voire de dédain ; un clerc aussi déterminé qu’austère, assuré d’une supériorité qu’il a fondée sur la seule conscience de son énergie.

 

Les centaines de pages personnelles – le qualificatif est plus adéquat qu’« intimes », tant Barrès savait demeurer pudique, ne fût-il que face à lui-même – noircies dans des carnets d’écolier entre janvier 1896 et novembre 1904 nous permettent d’épouser les méandres de ce Moi, à la fois altier et hypersensible, dont la cohérence n’eut pour ossature qu’un emboîtement de paradoxes.

 

Il faut d’emblée souligner l’aspect composite de l’ensemble. Les aphorismes côtoient les citations glanées au fil des lectures ; des fragments de lettres suivent la relation d’une scène vécue ou un dialogue dont Barrès aurait été témoin ; puis ce sont une réponse à une enquête, l’esquisse d’une nouvelle, un portrait, un paysage familier, une promenade, un souvenir… Nul souci de mise en ordre dans ces notes parfois lapidaires et dont l’apparente confusion rend compte en réalité d’une pensée toujours à l’affût.

 

Barrès est un diariste atypique, qui écrit moins pour la postérité que pour se ménager, sur le vif de leur affleurement, une réserve d’idées (et combien en seront réexploitées, dans Scènes et doctrines du nationalisme notamment). À ce titre, Compagnon compare ces journaliers aux Choses vues de Hugo plutôt qu’aux écrits canoniques relevant du genre, signés Amiel ou Renard. Il suffit d’ailleurs, pour mesurer la distance séparant deux projets barrésiens distincts, de confronter le contenu effectif des cahiers à l’ébauche des Mémoires qu’il ambitionnait d’en tirer. Dans ceux-ci, c’est l’écrivain qui relate ses origines, son enfance, et travaille cette matière avec une indéniable distance ; dans ceux-là, c’est l’esprit qui s’exprime, en coulée brute, sans décanter.

 

Une lecture d’une traite s’avérera forcément laborieuse et est à déconseiller à qui voudrait saisir le sel de ce work in progress. La présence d’un appareil critique très fourni (plus de mille entrées) offrira au chercheur l’opportunité d’identifier qui se cache derrière tel patronyme sombré dans l’oubli – et Barrès en croisa, du monde, dans les sphères artistiques autant que politiques – ainsi que de resituer les propos tenus et les observations dans leur contexte. Aux autres, qui préféreront aller au devant du styliste plutôt que du candidat malheureux aux élections, il est recommandé de viser à l’essentiel, soit aux passages qui parlent encore à l’âme. Les Cahiers en recèlent en effet de stupéfiants, portant sur les deux thèmes qui obsédèrent Barrès : ceux du sol et des morts.

 

Liens

 

Le sol, c’est bien sûr celui de la Lorraine, « cette terre dont je suis une partie végétante et nomade ». Inutile de revenir sur le rapport ineffable, au-delà du charnel, qui s’est tissé entre Barrès et sa patrie – là encore, au sens premier de « domaine des pères ». « Que celui qui désire la paix, doit se confondre avec le milieu où il vit », écrit-il en 1898, et les Cahiers permettent d’assister à cette fusion graduelle, qui n’est pas une perte du moi dans une dimension plus vaste, mais à l’inverse, une incorporation totale d’un territoire et de sa mémoire. « J’ai créé la Lorraine en moi ; je l’ai créée sur la tombe de mon père », affirme un Barrès qui, dans la foulée de Taine et Le Play, se dit convaincu que « l’énergie de l’individu est une addition de l’âme de ses morts et que cette addition ne s’accomplit que par la permanence de l’influence terrienne ». Barrès reste cependant un pessimiste, et il serait erroné de n’entrevoir dans son exaltation qu’une espèce d’ivresse identitaire ; le sentiment fondamental qui l’anime n’est autre que la douleur, provoquée par la disparition de proches et que seule vient adoucir la réappropriation du passé : « Je ne sais si [j’] aime [la Lorraine], entrée en moi par la souffrance, elle est devenue un des moyens de mon développement. » Quand Barrès emploie donc le substantif « race », ce n’est jamais pour désigner l’ensemble de la nation française, dont il sait l’hétérogénéité. Ce n’est pas non plus dans l’acception pseudo-scientifique du terme, mais dans l’idée de cerner un caractère commun et une variété psychologique, ancrés dans un milieu, différents de tous les autres, partant uniques. Au sujet de ses aïeux, fantômes familiers, Barrès remarque : « Je ne puis parler d’eux avec personne. Ils concentrent ma pensée. Ils sont un trésor que seul je manie. Joie de l’avare. À qui communiquerais-je mes sensations ? À mesure que je suis détrompé sur une foule de chimères et quand tant de choses que j’avais désirées appartiennent à tout le monde, cela seulement m’appartient bien à moi. » En filigrane de ce discours, on trouve une conscience aiguë des limites de l’être, participant d’une discipline dont il faut accepter les contraintes afin d’en tirer le meilleur parti. Barrès se décrit dans l’enracinement comme « la pensée dans un poème à forme fixe » ; il y puise sa cohésion interne, sa force, son principe. Le fait de se savoir esclave d’une tradition constitue selon lui le ferment de la libération : « Je mesure la force de mes liens, je soupèse ma chaîne, je dénombre mes entraves. Voici ma terre, voici ma classe, voici mes mœurs héréditaires, voici mes tares physiologiques. Et je me relève de ma soumission en la connaissant. »

 

Sobriété

 

On voit mal comment un prisme de réflexions si complexe pourrait n’engendrer qu’un « imbécile heureux qui est né quelque part », pour reprendre la célèbre rengaine de Brassens. Car, chez Barrès, le solidarisme qu’induit l’appartenance à un lieu et à une collectivité est immanquablement filtré par son égotisme. Là où les fanatiques de l’ordre voudraient un troupeau docile, lui prétend n’édifier qu’une cohorte de bergers, chacun détenteur d’une valeur intrinsèque et fier de sa filiation.


Les morts sont quant à eux présents dès les phrases inaugurales de ce chantier de mots : « Verlaine est mort le mercredi 8 janvier 39, rue Descartes, chez Madame Kranz qu’il n’aimait guère, car tout son amour était pour Esther la fille du trottoir. Ses goûts ? La cour Saint-François. » Voici ramassés en quelques lignes les tourments d’un homme, dont on perçoit, derrière la gaze d’une prose très sobre, qu’il souffrit autant d’aimer que de déchoir. Toutes les pages qui vont suivre sont comme subordonnées à une stricte économie de moyens, Barrès ne s’autorisant ni lyrisme mièvre ni sentimentalité facile. Le corps rigide, l’absence que creuse son trépas, le silence qui l’entoure, la peine qu’il suscite, sont transmutés en une « poésie de la mort » particulièrement poignante. Davantage que pour Verlaine, cette puissance d’évocation est perceptible dans les pages sur le suicide de Sautumier, adversaire politique néanmoins ami de Barrès, et aussi, bien entendu, dans celles qui concernent ses parents. Pas de tapage ni de grandiloquence ; ce qui n’empêche la gravité d’être omniprésente. Elle est la beauté solennelle dont se parent les émois profonds. La phrase s’avance alors, comme habillée en grand deuil, « douleur majestueuse » qui rappelle la passante de Baudelaire, à l’heure où sont convoqués les défunts. Non pas ceux que l’on a connus, mais les Anciens, dont on est le prolongement organique, la précaire émanation.

 

Nationalisme

 

En novembre 1896 a lieu une métamorphose déterminante dans la vision de Barrès. Le pont est jeté, dès le deuxième cahier, entre d’une part les reliques de l’individualiste souverain, capable de sentir « ce grouillement des vers dans [s]on cadavre qui est toute [s]a vie secrète, [s]on agitation qui ne fut jamais une course vers quelque chose, mais une fuite vers ailleurs », et d’autre part la conversation qu’il se met à entretenir avec la communauté invisible : « Sur la campagne, en toutes saisons, pour moi s’élève le chant des morts. Un vent léger le porte et le disperse comme une senteur par où s’oriente mon génie. […] Le chant des morts que me communiquent la gorge des fauvettes, la multiplicité des brins d’herbe, la ramure des arbres, les teintes du ciel et le silence des espaces m’assigne pour compagnons tous les éléments mouvants dont est faite l’incessante décomposition » (décembre 1896).

 

À l’idée de « limites » se superpose celle d’humilité, curieuse chez un tempérament aristocratique doublé d’un homme de lettres que l’on suppose naturellement inquiet de la postérité de son nom. Barrès l’énonce toutefois sans détour : « [Nos morts] n’ont rien ajouté dans l’humanité. Nous les préférons pourtant. Je répugne à cette immortalité pour littérateur, pour gens à statufier, pour goujats, qui a enchanté M. Renan, M. Littré et les autres. Cela sent le cuistre. »

 

Le nationalisme de Barrès s’éclaire alors d’un nouveau jour : il relève authentiquement d’une préoccupation sociale, qui ne concerne pas que les « grands hommes », mais le peuple tout entier. « Interpréter chaque situation, individu, acte, crise, par une observation de la nation entière », voilà une recommandation marquant le bouleversement quasi copernicien dans les rapports entre individu et État.

 

Solitude sacrée

 

Le corpus des idées barrésiennes ne correspond plus, loin s’en faut, à notre grille de lecture du temps et de l’espace. Un individu ainsi chargé de son passé, qui en vient à clamer « J’ai à vivre ma vie antérieure » et qui, de son propre aveu, n’avait cure de l’avenir, peut-il d’ailleurs encore rencontrer le moindre écho à une ère où rien n’est plus d’essence magique que s’il est étiqueté « durable » et « équitable » ? Aucun des référents utilisés par Barrès (la patrie, la jeunesse, l’âme, etc.) n’est plus vraiment opérant aujourd’hui, ou du moins ont-ils tous été passés à la moulinette médiatique et transformés en valeurs marchandes. Savoir s’il faut le déplorer ou s’en réjouir est un autre débat. Il reste que l’expérience de lire du Barrès en 2011 garantira aux audacieux un dépaysement qui flirte avec l’insolence.

 

Ces Cahiers permettront de réévaluer de nombreux aspects de Barrès et de son héritage. On pourra par exemple mieux comprendre ce qui le rapprochait d’un Jules Soury et l’éloignait d’un Maurras. On écoutera le lecteur avisé de Nietzsche, le glossateur de Pascal, le découvreur de Walt Whitman – ils ne devaient pas être légion à le connaître en France à l’époque. On goûtera les sévères eaux-fortes qu’il laisse de ses opposants politiques et ses aquarelles amoureusement délicates d’Anna de Noailles. On sentira surtout le privilège immense qu’il nous est donné de partager un peu, à plus de cent ans de distance, sa solitude sacrée.

 

« Marcher seul affranchit ; penser seul divinise », notait Barrès en 1897. Après l’avoir accompagné dans le Tolède d’El Greco, sous le dôme des Invalides pour s’incliner avec la bande à Sturel devant le tombeau de l’Empereur, au sein des séances cloacales où barbotent les parlementaires, le long des allées des cimetières de Nancy ou de Pise, nous traversons le miroir diffracté que forment ses Cahiers, là où il apparaît en tout point tel que Julien Benda le définissait : un « esprit pathologiquement libre ».

 

Frédéric Saenen

 

LIRE >

Maurice Barrès, Mes cahiers I, janvier 1896-novembre 1904, préface d’Antoine Compagnon, Édition des Équateurs, octobre 2010, 680 p., 30 €

Maurice Barrès, Mes cahiers II, novembre 1904-juin 1908, Édition des Équateurs, janvier 2011, 654 p., 30 €

Sarah Vajda, Barrès, Flammarion, "grandes biographies", octobre 2000, 437 pages, 23,40 

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