L’estampe japonaise ou la représentation de la fugacité

Un mot pourrait nourrir les réflexions, et à partir de là, guider le regard et une compréhension affinée de ces images qui une à une, racontent l’art de l’estampe au Japon, ce qu’il est dans le contexte local, ce qu’il implique au plan social, d’où viennent ses racines, son immense rôle de faire-valoir d’une culture proprement unique à l’extérieur du pays.
Nombreux sont les sujets et les éléments qui, jusqu’à une diversité infinie d’objets, entrent dans les compositions de ces petits théâtres sur papier, comme les lutteurs, les animaux, les acteurs, les miroirs, les jeux de cloisons, les textiles, le plaisir des sens, mille et un sujets quotidiens "son histoire est liée à celle de la cité et la réalité s’y exprime à travers maintes métamorphoses", précise l’auteur de cette magnifique publication, qui en parallèle à un remarquable choix d’exemples,  explore dans les détails un thème toujours fascinant et jamais assez étudié tant il est riche.
Sans oublier la nature, partout présente, offrant "un champ d’action et de perfection privilégié".

 

 

Mais ce mot, proposé au début, est à prendre ici dans un sens souvent oublié dès lors qu’il se rapporte à la chimie et non dans son acception plus connue, psychologique. Il s’agit de sublimation. Comme pour un corps qui change d’état et passe du solide au gazeux, c’est-à-dire se dissout peu à peu, perd de son poids réel, garde de lui-même l’essentiel en abandonnant le superflu, l’estampe au Japon n’est que sobriété, disparition de l’inutile, retenue, élimination.
Pour que seul apparaisse la poésie de l’instant, tout chargé qu’il est de vérité, de force accumulée, de vie observée. Le retrait chez les maîtres japonais est une manière de dire davantage afin d’atteindre le sujet, pris comme seule cible.
On est, comme en chimie, dans de l’extrait de matière pure !

 

Grâce à cette économie de moyens, tout devient signe, évocation, appel à l’attention. L’indice s’impose en fait majeur, le mince révélateur déclenche un événement d’importance et le dessin serait comme le prolongement d’un geste zen, subtil et sûr. Rappelons qu’une des maximes zen est que « rien ne demeure, tout devient». Ce qui semble contrôlé ne perd rien de sa spontanéité, parce que la subtilité structure l’intention. L’ukiyo-e, la vie au moment présent, unique, suspendu entre le moment d’avant et celui qui suit, l’imperceptible soudain arrêté dans son mouvement afin de rappeler qu’il va disparaître. Décomposer le mot revient à le cerner mieux : uki, flotter ; yo, monde ; e, image. C’est que cette image qui fige l’éphémère en lignes, couleurs, visages, paysages, doit donner à saisir la fugacité de l’instant et cela, dans sa plénitude. Tout se retrouve à des degrés divers de perfection dans les estampes présentées dans cet ouvrage, élégant, abondant, que ferme à la manière asiatique un ruban rouge.
Les biographies des artistes et des données plus techniques figurent à la fin et sont bien appréciables.  

 

Nelly Delay qui est historienne de l’art, connaît Le Japon éternel, titre d’un de ses célèbres livres paru en 1998, comme personne. Elle a publié plusieurs livres sur l’estampe, expliquant que cette concentration sur le fait mouvant, passager, fragile en somme, conduit à éprouver un délectable plaisir, à agrandir son moi aux dimensions du monde.
Dans ces pages imprimées avec un souci de qualité qu’il convient de souligner, le lecteur parcourt le temps, entre dans cet univers des estampes de brocart, les nishiki-e, apprend que c’est dès le XVIIe siècle que les estampes prirent cet essor et cette approche inhabituelle du réel appelée par la suite à fasciner les artistes occidentaux, en suivant des créateurs rivalisant de talents et de savoirs. Parmi les plus renommés, il y a bien sûr ceux qui défient l’oubli, Hokusai, Hiroshige, Utamaro.
Mais tant d’autres grands artistes inconnus qui n’ont rien à envier à ces derniers prennent rang. Sans doute même, ils les dépassent sur bien des points. Pour en retenir un, Matabei et sa merveilleuse danseuse de cour à l’éventail (1616).

On pourrait tout autant mentionner Harunobu et cette délicate scène montrant « un jeune homme déroulant un emaki* de calligrammes sous les yeux d’une jeune fille qui tient à la main un balai de paille », le titre de cette œuvre étant déjà en soi une sorte de petit poème.
 




Dominique Vergnon      

Nelly Delay, L’estampe japonaise, 21,6x27,9 cm, 258 illustrations, Hazan, novembre 2018, 328 pages, 29,94 euros
 

*         rouleau peint

 

 

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