"Le romancier naïf et le romancier sentimental" de Orhan Pamuk: un véritable bijou littéraire !

"La douce illusion que le roman n’a été écrit qu’à notre seule intention naît doucement en nous."

 

Orhan Pamuk signe ici un petit bijou qui ravira lecteurs et écrivains. En toute simplicité, l’auteur nous livre ses réflexions et ses expériences personnelles concernant l’art du roman. Si je ne partage pas toujours son avis, j’ai vraiment apprécié la lecture de cet essai court, direct et authentique. En s’appuyant sur Tolstoï, Stendhal, Flaubert, Proust, Sartre, Balzac et Dostoïevski, l’auteur nous plonge au cœur de la littérature et nous dévoile les techniques, les désirs et les différents états d’esprit des romanciers.

 

Comme le titre l’indique, la réflexion d’Orhan Pamuk prend racine dans la thèse de Friedrich Schiller qui distingue le poète "naïf", écrivant spontanément, du poète "sentimental", doutant de son écriture, réfléchissant à sa forme et à ses enjeux esthétiques et sociaux.

René Char prétendait que "les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux." Ici réside toute la différence entre les deux types d’écrivains évoqués par Orhan Pamuk et, bien avant lui, par Friedrich Schiller dans son célèbre ouvrage Über naive und sentimentale Dichtung. Alors que certains écrivent de manière spontanée, sans anticipation ni réflexion, en se laissant surprendre par chacun de leur mot, les autres commencent leur travail d’écriture dans leur esprit, prévoyant le moindre mot, contrôlant chaque phrase, reformulant, expérimentant, tout en ayant en tête la forme finale de leur œuvre. Les uns écrivent avec leurs pulsions et leurs tripes, les autres avec leur intellect. Pour Orhan, la perfection est de se situer dans le juste milieu, être un poète "naïf" tout en étant "sentimental".

Son essai aborde des thèmes universels, car ce qui est exprimé ici par rapport à l’écriture est une réalité qui concerne tout type d’art, y compris l’art de vivre. Certaines personnes vivent avec le cœur, d’autres avec le mental. L’idéal étant de vivre en harmonie avec les deux afin d'éviter de se livrer à une guerre interne.

 

"Le centre du roman est comme une lumière dont la source demeure ambiguë, mais qui n’en éclaire pas moins la forêt tout entière."

 

Selon Orhan, donc, les romanciers "naïfs" n’ont pas conscience des techniques qu’ils utilisent. Ils s’abandonnent au rythme spontané de leur écriture, comme s’ils accomplissaient un geste naturel, et ne se soucient guère de la dimension d’artifice qui intervient dans l’écriture et dans la lecture d’un roman. Les autres écrivains, qualifiés de "réflexifs" ou, d’après Schiller, de "sentimentaux", sont fascinés par l’artifice du texte et prêtent une attention scrupuleuse aux méthodes mises en œuvre dans l’écriture des romans et aux processus mentaux mis en jeu dans la lecture.


Pour Orhan Pamuk "l’art d’écrire un roman consiste à éprouver profondément deux désirs contradictoires – vouloir que son roman soit perçu comme un produit de son imagination tout en souhaitant que les lecteurs supposent que l’histoire et les personnages soient vrais – et ceci, en écrivant de manière imperturbable et paisible." Nombre de romanciers pourront se reconnaître dans la façon de procéder d’Orhan : alors "qu’une partie de son esprit s’affaire à créer des personnages fictifs, parle et agit comme ses héros, et tâche de se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre, l’autre partie évalue soigneusement tout le roman, en estimant la composition d’ensemble, estimant la façon dont le lecteur va lire et essayant de prévoir l’effet de ses phrases."

 

"Etre romancier c’est l’art d’être à la fois naïf et réflexif."

 

Avec humour et humilité, l'auteur dépeint la façon dont le lecteur confond aisément le roman avec la vie réelle et semble parfois persuadé que les événements et les personnages décrits dans le roman sont issus de la vie réelle de son auteur. Malgré ce qu’il sait de la fiction, il est agacé et gêné quand un roman ne parvient pas à maintenir l’illusion qu’il est bel et bien la vie réelle. 


Orhan s’interroge ensuite sur ce qui "a lieu dans notre esprit, dans notre âme, quand nous lisons un roman et en quoi ces sensations intérieures diffèrent-elles de ce que nous ressentons lorsque nous regardons un film, observons un tableau, ou écoutons un poème." Nous pouvons lire un roman avec une partie infime de nous-mêmes ou avec chaque cellule de notre corps, ouvrant alors aussi grand que possible toutes les portes de la perception de notre être. Orhan Pamuk insiste également sur le fait qu’un auteur et lecteur "aime à la fois observer secrètement la vie privée d’un individu et explorer les recoins obscurs du paysage dans son ensemble."


"Aller au-delà des limites de notre moi, percevoir les choses et les êtres comme un grand tout, s’identifier au plus grand nombre de personnes possible, voir le plus de choses possible : c’est ainsi que le romancier finit par ressembler à ces peintres chinois qui escaladaient autrefois les sommets pour saisir la poésie de paysages infinis."

 

Le romancier introduit dans ses livres ses propres expériences sensorielles, si bien que, même en écrivant une fiction, il révèle une grande part de lui-même.

 

"Les paroles de Nietzsche me reviennent parfois dans toute leur vérité : avant de parler d’art, il faut d’abord essayer de créer une œuvre d’art"

 

Il est avant tout essentiel d’expérimenter soi-même ce qu’est le processus créatif et quel impact il a sur soi avant de se perdre dans des idées intellectuelles et des concepts de ce qu’est ou doit être une œuvre d’art. Personne ne peut saisir autant les subtilités d’une création artistique que celui qui a lui-même osé plonger dans l’action de créer, lâchant prise et accueillant ce qu’il y a de plus profond, de plus enfoui en lui.  

 

Et enfin, comme dans Les mots de Jean-Paul Sartre, Orhan établit de manière subtile un parallèle entre un enfant qui joue à faire semblant – à se prendre pour un soldat, une jeune mère ou un animal par exemple – et l’état d’esprit du romancier. Dans les deux cas, le romancier comme l’enfant pénètrent dans un espace symbolique, un entre-deux, où l’imaginaire et la créativité peuvent agir librement.

 

"L’art du roman, c’est le don de parler de nous-mêmes comme si nous étions quelqu’un d’autre, et des autres comme si nous étions à leur place."


Julia Germillon

 

Le romancier naïf et le romancier sentimental de Orhan Pamuk, traduit de l’anglais par Stéphanie Levet, Editions Gallimard, 2012, 180 pages, 21 euros

 

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