Orhan Pamuk, les mémoires d’Istanbul

 

A l’ouest de la Corne d’Or s’étend le quartier de Beyoglu, dominé par la Tour de Galata édifiée au 14ème siècle. En 2012, à une dizaine de minutes à pied de ce monument, un musée peint en rouge ouvrait ses portes. Comme des hôtes privilégiés, il accueillait un féérique ensemble d’objets tirés en quelque sorte d’une histoire où les destins se mêlent assez pour abolir toutes les frontières. Le roman, qui devait consacrer Orhan Pamuk avec la remise du Prix Nobel de Littérature en 2006, se métamorphosait dès lors en des centaines de choses familières logées dans des vitrines rescapées du temps, vieilles clés, boîtes curieuses, ustensiles divers, porcelaines, coquillages, publicités, bijoux anciens, petits chiens en faïence, jusqu’à des mégots soigneusement alignés. Sans ordre apparent, étudiées pourtant avec soin, pleines d’existences  authentiques, les collections nourries de ce qui fait le quotidien de chacun s’accumulaient ici.

Une réalité écrite avec la seule imagination, portée par un nom identique et pour le texte et pour le lieu, se réfléchissait parfaitement dans un unique titre-miroir : Le Musée de l’innocence. L’auteur et le créateur étaient en effet le même homme, devenu célèbre grâce à cette double fiction liée par un rare talent. Le film documentaire que l’écrivain réalisa ensuite est également le récit d’un amour transposé visuellement puisqu’il l’adresse à Istanbul. Comme aucune autre personne ne saurait le faire, il décrit la ville avec des images nées des émotions de son passé.

Alphonse de Lamartine disait que « si je n’avais qu’un seul regard à poser sur le monde, ce serait sur Istanbul ». De son côté, Henri de Régnier avouait que « comme jadis, je ne me lasse pas de ce spectacle et je crois revoir Stamboul mirant dans les eaux de la Corne d’Or et dessinant sur le ciel d’Orient ses maisons, ses coupoles et ses minarets ». Quant à Gérard de Nerval, il  s’exclamait, « ville étrange que Constantinople ! Splendeur et misère, larmes et joie ». A son tour, héritier de ces explorateurs fervents des terres du Levant, admirateur des dessins de Melling, Orhan Pamuk appose sa signature au bas de cette longue épopée.

Ce livre n’est autre que le merveilleux dialogue poursuivi pendant des années entre un habitant et sa cité, rythmé par les images tirées des archives d’un hier déjà lointain, désormais disparu et qui semble revivre par le jeu délicat des ombres et des lumières, de cadrages insolites, d’instantanés surprenants, l’usage répété de ces documents créant une espèce de vieillissement venant ajouter à l’actualité une note régulière de nostalgie, à la manière d’un ostinato accompagnant la mélodie du texte. Les mémoires conjointes de sa famille et celles de l’immense cité stambouliote se tissent au fil des pages et des photos qui les illustrent. Elles fixent les souvenirs avec une telle précision que le lecteur voyage en lisant et lit en voyageant. Le petit Orhan a par chance le don de la mémoire. Il est élevé au milieu d’une grande famille ottomane qui débat sans cesse à propos de tout et de rien, entre un père « qui s’estimait heureux de son sort, satisfait de sa personne, de son physique et de son intelligence » et une mère qui « imposait à ses fils des interdits et prenait des mesures contre les éléments sombres de la vie en fronçant les sourcils ». L’enfant grandit, enregistre chaque battement de la ville, regarde chaque site de toute la passion de ses yeux, compte les bateaux qui empruntent le Bosphore, écoute les moindres rumeurs qui montent des rues, se souvient des bruits du tramway qui roule dans sa rue depuis 1914, reliant Maçka « aux recoins pauvres ». Couché de bonne heure, il guette son passage et aime « son gémissement qui parvenait comme une musique triste ». Pas une phrase qui ne relate ce présent vécu et à jamais inscrit dans le cœur de l’auteur. Celui-ci ne néglige rien, ni ce que pense l’occidental, ni le pittoresque des faubourgs, ni les divertissements des riches de l’époque, ni les articles des épistoliers urbains, subtils commentateurs de menus incidents. En 1953, on pouvait lire ceci : « La saison des pluies est arrivée, les parapluies, mashallah, sont ouverts, mais savons-nous bien marcher sans nous crever les yeux les uns les autres avec les pointes de leurs baleines ». 

Les clichés qui capturent sans les figer ces promeneurs anonymes, ces artisans au travail, ces places sous la neige, l’incendie d’un monument, on aimerait pour les situer et comprendre les événements disposer des légendes correspondantes. Puis, peu à peu, on se dit que c’est inutile, Orhan Pamuk est un si merveilleux conteur qu’il se fait le guide délicat et attentif d’Istanbul, le camarade de ses propres découvertes puis des nôtres, le vrai contemporain des faits qu’il nous invite à partager, au point que ses descriptions suffisent pour saisir la poésie des ruines, l’utilité des instants, la valeur de l’hüsün, un terme qui signifie beaucoup et peu à la fois, une manière de mélancolie qui étreint les pensées et serre le cœur, une autre forme de spleen particulière à Istanbul et qui prouve combien, depuis toujours, l’ancienne capitale de la Turquie qui céda à Ankara sa place en 1923, vit avec cette poignante sensation. On comprend pourquoi Loti, piéton flâneur et curieux précurseur d’Orhan Pamuk, notait : « Oh ! Stamboul ! De tous les noms qui m’enchantent encore, c’est toujours celui-là le plus magique….Aucune capitale n’est plus diverse par elle-même, ni surtout plus changeante d’heure en heure, avec les aspects du ciel, avec les vents et les nuages, dans ce climat qui a des étés brûlants et une admirable lumière, mais qui, par contre, a des hivers assombris, des pluies, des manteaux de neige tout à coup jetés sur ses milliers de toits noirs. Et ces rues, ces places, ces banlieues de Constantinople, il me semble qu’elles sont un peu à moi, comme aussi je leur appartiens ».

Quels plaisirs donne-t-il, quels itinéraires propose-t-il, sur quels spectacles ouvre-t-il les fenêtres ce livre au demeurant épais qui extrait pour la personne qui en entreprend la lecture l’essence raffinée de celle qu’on nomma jadis la Deuxième Rome. Retour des siècles, temps immobilisé, périple fermé qui débouche sur plus grand que soi, Orhan Pamuk affirme qu’il « n’est pas d’autre centre-ville que nous-même ». Avec ce mentor, partir vers ces rives est un embarquement vers une Cythère inspirée.

Dominique Vergnon

Orhan Pamuk, Istanbul, souvenirs d’une ville, Gallimard, 536 pages, 430 illustrations, 19x24 cm, août 2017, 35 € 

 

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