Le secret des tombes

Ces mots de Charles Péguy sont extraits de son poème Eve. L’écrivain, alors lieutenant, est mort le 5 septembre 1914, sur le front de la Marne, entre Penchard et Villeroy. La Grande Guerre avait commencé un mois auparavant. Pour lui comme pour des milliers d’autres soldats, les tombes se refermaient sur leurs brèves existences. L’auteur a choisi de placer ces vers au tout début de son ouvrage afin de donner le ton qui traverse ces pages, celui de l’émotion, du respect, de la camaraderie, de la vérité. Opportunément, en suivant quelques héros, certains oubliés, d’autres dont le nom reste glorieux dans la mémoire, il salue leur dévouement, leur sacrifice, leur clairvoyance. Leurs témoignages comptent, ils contribuent en marge des archives officielles à établir et rétablir des faits que le recul des années ronge, gomme, dilue ou fausse. En même temps, l’auteur lève le voile sur certains événements qui sont restés obscurs, cachés, détournés, tronqués. Ils ont été vécus par des acteurs authentiques qui n’ont pas assez bénéficié de l’attention de la postérité. Ils sont morts pour une « histoire instrumentalisée par ceux qui voudraient encore nous fait croire, cent ans après, que cette catastrophe était inévitable et relevait du consentement des peuples ». Il ne faut oublier que dans les états-majors, beaucoup de généraux étaient pour le « sacrifice suprême », et qu’un vrai désir de guerre se préparait aussi bien en France qu’en Allemagne. La propagande « avait présenté comme une promenade de santé, qui serait sans risques et de très courte durée » ce qui a été en réalité une effroyable boucherie, conduisant à une hécatombe, au sens propre, c'est-à-dire à un sacrifice démesuré de milliers de jeunes hommes généreux et courageux, patriotes, prêts à défendre leur pays, crédules en la parole de leurs supérieurs. Un chiffre est explicite : la France, au cours de cette période, perdit 30% de la tranche d’âge des 18-27 ans.

 

La Belle Epoque brille de ses derniers feux. Au milieu de cet été 1914, la guerre éclate donc comme un tonnerre qui ne s’achèvera de rouler et gronder que quatre ans plus tard. C’est, dit Jean-Pierre Guéno, « l’été de tous les mensonges » ! Les stratégies envisagées n’ont guère évolué par rapport à celles de Napoléon tandis que la guerre s’est considérablement modernisée, surtout avec la présence des blindés et de l’aviation que les Allemands maîtrisent parfaitement et possèdent en nombre. Au même moment, un officier français défend la supériorité de la baïonnette sur la mitrailleuse….L’intendance, élément fondamental pour assurer le ravitaillement des troupes, selon l’expression consacrée, ne suit pas. En parallèle, le rôle de la censure et de la propagande sont mis en lumière. Les extraits tirés des divers journaux comme L’Intransigeant, Le Temps ou Le Matin  donnent un éclairage éblouissant sur cet immense aveuglement. A cet égard, la lecture du passage traitant du « bon lait Maggi » est édifiante !

 

Parmi les différents chapitres, qui sont tous très documentés, bien illustrés, passionnants à lire, celui qui est intitulé « La guerre des âmes » est particulièrement intéressant. Le lecteur retrouve les frères Roux qui ont introduit en quelque sorte l’ouvrage, grâce à leurs photos, leurs souvenirs, leurs admirables personnalités. Les lettres  de Loys, dans leur simplicité, sont d’une rare éloquence et apportent une lumière vive, crue, authentique, horrible aussi, sur le spectacle dont il est le témoin. « Un peu partout, des têtes de mort, des ossements et une formidable bouillie… ». Et Roland Dorgelès de poser la question qui résume tant de drames : « Trois cent mille morts, cela fait combien de larmes ? » On lit aussi avec intérêt les passages des carnets du général Robert Duplessis, chef lucide et révolté devant « l’indifférence des planqués ». En consignant les faits quotidiens, il agit comme un reporter qui relate et enregistre les moindres actions. A côté des militaires, se sentant tout autant concernés mais pour des raisons différentes, de nombreux écrivains et artistes s’impliquent dans cette guerre. Ainsi Romain Rolland, trop âgé pour être mobilisé, se fait le défenseur d’une Europe unie et plaide en faveur de la fraternité humaine. Cette humanité par-dessus la haine, la reconnaissance de la valeur de l’ennemi, anime aussi Henri de Montherlant, bravant les obstacles pour participer aux combats au cours desquels il est blessé, ce qui lui vaut d’être décoré. Citons aussi Marcel Proust, ne pouvant pour raison de santé être mobilisé, qui écrit à son frère se battant en Italie.


Nommons encore Guillaume Apollinaire, blessé à la tempe le 17 mars 1916, qui écrit à Lou des mots brûlant d’amour. Autres mots révélateurs de Fernand Léger, écrits le 28 mai 1915. Il est dans la forêt d’Argonne et note que « cette guerre-là, c’est l’orchestration parfaite de tous les moyens pour tuer ». Vuillard pour sa part signe une huile sur toile montrant l’Interrogatoire d’un prisonnier allemand par un officier français.

 

Textes inédits, paroles oubliées, documents nouveaux, les rouages de la Première guerre sont démontés, comme sont mises au jour ces racines cachées de la politique que les peuples ne voient jamais, ou trop tard. Pourquoi continuer à appeler des dirigeants qui ont commis tant d’erreurs les élites, alors que les véritables élites sont ces humbles militaires, ces quelques responsables qui dénoncent les calculs affairistes, cette poignée de visionnaire qui délivrent des messages de paix.   

 

Dominique Vergnon

 

Jean-Pierre Guéno, Gérard Lhéritier, Entre les lignes et les tranchées, photographies, lettres et carnets 1914-1918, Gallimard/Musée des lettres et manuscrits, 28,5x23 cm, 288 pages, 150 illustrations, avril 2014, 29 euros.      

 

 

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