Napoléon, le sacre des arts

Depuis de nombreuses années la période napoléonienne fait l’objet de critiques acérées,  parfois justifiées, parfois non reposées sur des fondements confirmés permettant d’éviter la lecture partisane. S’il est normal de mettre le legs de l’Empire en perspective comme cela se fait pour toute autre période de l’histoire, d’en recomposer la grille d’interprétation comme on dit, il faut éviter cependant dans cette démarche les prises de positions partiales. Il n’est pas question d’entrer ici dans un débat qui serait certes ample et riche mais très polémique et sans doute vain, les tenants de chaque camp avançant sans concession contre l’autre le verdict péremptoire de leurs arguments. Celle qui pendant plus d’un siècle a été considérée comme une glorieuse épopée est devenue maintenant une sorte de mythe inversé que chiffres et idées, employés tour à tour à des fins voulues, se sont employés à ternir sinon à détruire. Les hécatombes sur les champs de batailles sont à l’évidence un des premiers éléments à ne pas oublier et qui justifient la descente de l’Aigle de son piédestal et la montée à sa place de l’Ogre. Sans compter les civils, dont les pertes ne sont pas assez prises en considération. Mais rappeler quand même que nous devons à Napoléon des institutions remarquables comme la Banque de France et la Cour des Comptes, des écoles et l’université, des grandes réalisations en matière d’urbanisme, jusqu’aux pompiers et aux abattoirs et naturellement les codes que tant d’autres pays ont adopté et dont ils repris les principes généraux, n’est pas interdit. Beaucoup de grandeur accompagne beaucoup de petitesse, beaucoup de clairvoyance côtoie beaucoup d’orgueil. Un point reste sûr, les faits, irrécusables. Le Mémorial de Ste-Hélène peut être à cet égard relu. Plaidoyer pro domo sua certes, ce récit a cependant le mérite d’avoir recueilli les pensées du prisonnier de Sainte Hélène. Il voyait juste lorsqu’il disait que  «…Mes détracteurs auront beau retrancher, supprimer, mutiler, il leur sera bien difficile de me faire disparaître tout à fait. Un historien honnête devra me rendre quelque chose, et sa tâche sera aisée, car les faits parlent…».

 

Parmi ces faits, il y a ceux qui se rapportent à l’art ; souvent mis de côté, oubliés ou jugés secondaires par les manuels d’histoire. A tort. Pour ne pas entrer au même titre que les faits d’armes dans les chroniques, ils n’en représentent pas moins un domaine majeur de la visibilité de l’Empire. Cultivé, ambitieux pour la France et son influence, Napoléon en recevant l’héritage du passé, en a perçu tout le poids, a mesuré l’obligation de le transmettre sans cassure tout en lui donnant un nouveau visage, en « l’esthétisant », comme le dit l’auteur dans son introduction. La puissance a besoin de lieux et de symboles, faute de quoi elle n’existe pas aux yeux de la population. Les arts, en premier lieu la peinture, la sculpture, l’architecture, le mobilier, deviennent des outils de communication et créent un ensemble directement accessible. Prestigieux, imposant, raffiné, sévère, pompeux sans doute, mais harmonieux et triomphant au service du régime, de son ordre et de son apparat, le style Empire distingue la France, l’identifie, l’unifie d’une certaine manière et marque sa place en Europe, jusqu’à Saint Petersbourg.  

 

Après la Révolution qui démolit à grande échelle et met « à mal l’économie du bâtiment », c'est-à-dire la production des matériaux nécessaires à la construction d’édifices, la politique architecturale établit entre autres les bases d’un patrimoine civil d’importance. Le retour à l’Antique ici comme ailleurs s’érige comme règle d’élégance. Napoléon, dans la veine de ce  qu’il exige pour les militaires, préconise des canons esthétiques précis, la sévérité des formes, des motifs qui se retiennent, un monumental qui ne doit pas exclure la discrétion. Les arcs de triomphe, les colonnes, les arcades, les frontons, les médaillons, les moulures, les obélisques, les fortifications du littoral, les casernes, associent ces aspects. L’œil s’éduque, avec lui le sentiment de notoriété du pouvoir et une fierté partagée. Parmi les grands commis et les concepteurs de ces grandioses célébrations de pierre dont Paris, « capitale de la France, de l’Empire, de l’Europe, sinon du monde » concentre les signes les plus significatifs, se place Alexandre Théodore Brongniart. Son nom est immanquablement lié à la Bourse. Mais l’empereur raisonne aussi au-delà de Paris. Il a en tête les dimensions du pays. S’il décentralise, c’est pour mieux tenir en mains les administrations. Une telle volonté implique l’édification de préfectures, de tribunaux, de prisons, de théâtres, d’églises, de marchés, à l’échelle de tous les départements.

 

En matière de sculpture et surtout de peinture, le  premier Empire brille de multiples feux. Là encore, des noms fameux viennent à la mémoire, en particulier celui de David, élu et promu metteur en scène du renouveau des arts. Il éclipse les autres, trop sans doute, mais il faut reconnaître que si cet artiste s’est dévoué à son maître, son talent « atteint de cimes ». Jean-Michel Leniaud a choisi d’ouvrir grands les rideaux de ce règne par la représentation du Sacre, événement inoublié de l’histoire de la Nation. Presque dix mètres de « fiction peinte » qui firent entrer des générations dans la cour impériale et ses fastes. C’est un tableau fondateur, comme il en est quelques autres - pensons à cet Épisode de la campagne de Russie de Nicolas-Toussaint Charlet (1792- 1845), qui inspira à Alfred de Musset ces phrases poignantes : «…c’est la grande armée, c’est le soldat, ou plutôt c’est l’homme. C’est la misère humaine toute seule, sous un ciel brumeux, sur un sol de glace, sans guide, sans chef, sans distinction. C’est le désespoir dans le désert». Ce même tableau, qui n’est que froid et nuit, séduisit aussi par son réalisme Delacroix qui parlait de ce « lugubre théâtre, emportant sa part de l'horrible désespoir qui précipite ces cent mille malheureux : c'est l'armée d'Austerlitz et d’Iéna, devenue une horde hideuse, sans lois, sans discipline, sans autre lien que le malheur commun ». Les deux extrêmes du cycle, celui-là étant le couronnement de la gloire, celui-ci  l’apothéose de son déclin. A Anne-Louis Girodet revient l’immortel portrait de Chateaubriand, en vicomte romantique qui avait lui aussi le regard orienté vers un désir de renommée éternelle. Mais bien des peintres peu connus ont fait resplendir la majesté de Napoléon, à travers les moments où son génie de meneurs d’hommes s’exprimait avec perspicacité et conviction, comme Jean-Baptiste Debret, Guillaume Guillon-Lethière, Charles Thévenin. Il est intéressant de resituer leurs œuvres dans le contexte des victoires militaires. Mentionnons encore Antoine-Jean Gros, peut-être conventionnel mais qui sut rapporter avec fougue les ambiances des combats, et surtout Géricault le passionné, qui en se dépassant, dépassa les menus faits pour les inscrire en lettres d’or dans l’épique. 

 

En soldat qu’il demeura au long de sa vie, Napoléon en matière de sculpture a des principes arrêtés. « Il déteste la nudité héroïque…il déteste le langage allégorique…il préfère l’évocation des faits historiques dans leur réalité et leur exactitude objectives ». Canova qui exécute un auguste et solennel Napoléon en mars pacificateur l’apprend à ses dépens. Stratège, administrateur, et esthète, Napoléon a une ligne et la suit. La plastique rejoint l’éthique quand il s’agit de l’Etat. Heureusement, Canova put faire valoir la grâce de son talent auprès de la famille Bonaparte qui apprécia plus que son chef les voluptueuses courbes et les poses à l’Antique. Les Salons jouent un rôle majeur et officialise en quelque sorte les commandes et les artistes à qui elles sont confiées. Animée d’un vibrant lyrisme, tumulte de casques et d’épées, chant de victoire, magnifique élan guerrier, la Marseillaise, connue aussi sous le nom du Départ des Volontaires en 1792, haut relief ornant la pile nord, côté est de l’Arc de Triomphe, fait émerger au milieu de cette génération douée et inventive le nom de son auteur, François Rude.

 

Dernière partie de cette somme, les arts décoratifs. Ils auraient pu être au début du livre, tellement ce sont eux qui longtemps et pour beaucoup symbolisent le style Empire. Commodes en acajou, griffons dorés et cariatides en bronze sur les fauteuils, palmettes « retour d’Egypte », abeilles semées sur des damas vert et des velours cramoisi, nymphes en ronde autour des vases, ce style est facilement reconnaissable. Jean-Michel Leniaud montre combien ce champ de références est large. On le reconnaît à cette griffe inimitable, comme un N majuscule encadré de lauriers apposé et gravé partout. Toujours dans le souci de préserver le patrimoine mais de l’enrichir de sa marque personnelle, Napoléon a eu l’intelligence de rénover de nombreuses anciennes demeures royales, pour la plupart démantelées et vidées sous la Révolution ou par l’incurie. On pense à Compiègne, Malmaison, Sèvres, Fontainebleau, « la maison des siècles ». Style de parvenus peut-être, ce « quelque chose d'imposant et de diplomatique » qui fait que l’ «on se sentait là très-loin de la foule », selon Flaubert, mais qui déjà a su lier art et industrie, il s’imposera partout en Europe comme une vaste confédération du goût au même titre qu’il y avait eu la Confédération du Rhin, répondant à cette même volonté innée d’unification.

 

Universitaire et historien de l'art français, depuis le 1er septembre 2011 directeur de l'École nationale des chartes, nommé en juin dernier président du comité du patrimoine cultuel, également diplômé de l’Ecole pratique des hautes études, Jean-Michel Leniaud connaît parfaitement son sujet. Dans sa conclusion, il pose quelques questions essentielles concernant le style Empire. Les réponses peuvent naturellement varier, mais la preuve est faite avec ce luxueux et magistral ouvrage, (précieusement renfermé dans un coffret étoilé), qu’il a fait rayonner la France en tant que Nation dans le monde, l’a réconciliée avec elle-même, lui a donné cette prestigieuse image que le temps polit toujours. Il montre combien l’homme d’Iéna et d’Austerlitz était entreprenant aussi en matière artistique. Un style qui contribue à entretenir, comme une flamme, la Légende.  

 

Dominique Vergnon

 

Jean-Michel Leniaud, Napoléon et les arts, 350 illustrations, 24,5 x 31 cm, Citadelles et Mazenod, octobre 2012, 448 pages, 275 euros 

 

 

 

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