Van Gogh et Munch, la vie en pinceaux de feu

Tout les sépare, tout les rapproche. Cette apparence de parenté qu’on accorde avec justesse à Edvard Munch et Vincent van Gogh ne serait-elle pas aussi ou davantage une manière de fraternité ignorée et cependant partagée au long de l’âpre chemin de la vie ? Dans la réalité, aucune relation d’amitié n’apparaît mais pour les générations qui les suivent, il existe entre eux une reconnaissance par-delà les dates et les distances. Dix ans d’écart entre leurs naissances. Rien qui ne soit une barrière, ils auraient pu se rencontrer. Ça n’a pas été le cas. Munch a probablement vu des œuvres de Van Gogh qui pour sa part a reçu une part de la forte attraction de Gauguin. Une longévité pour l’un qui contrebalance la disparition jeune encore de l’autre. Pauvreté d’un côté, aisance de l’autre. La découverte à Paris des maîtres comme Manet, Signac, Cézanne et des tendances en vogue pénètre leurs esprits et les influence sans altérer la portée de leurs discours individuels.

 

Entre eux deux, une même ferveur partagée pour la peinture quand elle incarne, réfléchit et explore l’homme dans sa condition d’être la plus radicale. Tous les deux désormais à jamais célèbres et aux cimes de l’art. Tous les deux aux prises avec l’adversité, confrontés aux tumultes de la création, en proie aux affres de la mélancolie, mot pris dans sa signification ancienne. Lutteurs jusqu’au bout d'eux-mêmes, imprégnés de la Bible, pénétrés de réalisme, amoureux de la nature (« l’excitation qui me prend à la vue de la nature s’accroît chez moi jusqu’à la syncope » écrit Van Gogh), amateurs des couleurs vives et évocatrices de l’instant dans sa vérité et son essence, les voici aspirés par la dimension de l’infini toujours ressentie au fond de l’âme et qui échappe sans cesse, chacun possédant la conscience affinée du tragique et du dérisoire de l’existence. Des incandescences dans la tête, qui les consument et qu’ils brûlent de transposer sur la toile.

 

L’un comme l’autre sont avides de laisser d’eux la meilleure image possible, véridique, conforme à la manière dont ils se voient, reflet juste de la passion qui les habite mais déformé par l’illusion qui les captive. Leurs tableaux renvoient comme des miroirs le double combat contre soi autant que de l’estime de soi, leurs nombreux autoportraits le prouvent. Pour eux deux, la mort est la vie, la vie est la mort, deux thèmes majeurs qui s’interpénètrent comme tant d’autres. Ainsi de l’arbre qui perd ses feuilles et celui que les flocons de neige blanchissent, de la maison jaune à Arles et la maison que la vigne vierge couvre de rouge dans la campagne nordique, du semeur chez l’un qui répond au faneur de l’autre. La nuit froide de Norvège et la nuit chaude qui s’étend au-dessus du Rhône, ils les ont peuplées d’étoiles. Si les conventions sociales leur pèsent, dans le paysan comme dans l’ouvrier ils saluent le travail accompli. Paris et ses toits vus de Montmartre et Oslo et ses rues où se promène la foule sont des villes placées au même plan que le cosmos présent et inaccessible et la campagne où pousse le blé, autant de lieux qui les inspirent à égalité. Deux styles intenses, des couleurs qui sortent des tubes en même temps que de la pensée, le lyrisme au bout d’une expression la plus vivement manifestée, l’audace, la force du message, les impulsions libérées. Ils écrivent, ils correspondent l’un avec un frère, l’autre avec des artistes et des écrivains. Ils dessinent avec une élégance et une persuasion du trait comme nul autre. Les racines de leur génie plongent dans les profondeurs de l’inquiétude, des désirs inassouvis, de la conscience d’être en marge. Ils en souffrent, ils en apprécient les attractions pour aboutir à des symboles qui prennent une valeur esthétique renouvelée. Si certains titres de Munch sont l’exacte réverbération de ses états d’âme - Jalousie, Mélancolie, Angoisse, Désespoir -  ceux de Van Gogh les rattrapent et traduisent les mêmes sentiments mais en venant d’une autre source, qui est le cimetière, l’asile, le corbeau aux ailes noires. On pense forcément à ces « anges noirs qui ont veillé sur mon berceau et m’ont accompagné toute ma vie», selon les termes de Munch.

 

Si ce dernier formule ses troubles à travers quelques thèmes qui l’obsèdent, notamment celui de la féminité qui est oiseau et harpie, jeune fille pure, madone lascive et vampire barbare, Van Gogh énonce les siens en recourant à d’autres signes, la dérive des nuages, la torsion des lignes, la violence des oppositions de tons, le vacillement des volumes. Curieusement, à mesure que s’approche le dénouement, il paraît apaiser sa facture et l’éclaircir. Pour chacun, un éventail d’interprétations possibles s’offre à la curiosité et au souhait d’en comprendre mieux le sens et  la gamme des discernements ou des interrogations qui rendent encore plus envoûtants leurs tableaux. L’œil en chacun qui scrute et examine le monde extérieur comme l’univers intérieur est inflexible, aventureux. Rien d’aigu dans les manières de convertir les émotions. Chuchotements et tremblements dans la pièce où repose L’enfant malade (huile sur toile de Munch, 1896), évocation d’un souvenir avec une bougie qui veille (La chaise de Gauguin, huile sur toile de Van Gogh, 1888), enroulements dans La Nuit étoilée, sinuosités dans Le Cri, ondulations des blés chez Vincent, des chevelures chez Edvard, les sentiments servent de repères, presque à l’unisson. Il n’est pas besoin pour eux de techniques particulières. Ce qu’ils veulent, c’est créer « un nouveau langage visuel ». Il y a comme une mystique qui peu à peu s’empare de ces artistes et un mythe « dont ils ont été nimbés au fil du temps ». Flammes, feu, jusqu’à « la fournaise infernale de l’âme », pour reprendre les mots de Munch. Deux vies embrasées. 

 

Pour introduire ce livre à tous égards captivant et certains chapitres, les auteurs ont distingué de courts extraits de textes et de lettres de Munch et de Van Gogh. De ce fait, nous les suivons de près dans leurs itinéraires pathétiques et flamboyants. Si on note que le premier n’a pas voulu  laisser s’éteindre la flamme qu’il avait admirée chez Vincent, celui-ci estimait n’être « qu’un anneau dans une chaîne ». Chez eux, en équilibre, on trouve « leur radicalité et leur dévouement sans bornes à la mission individuelle de l’artiste » mentionnée au début par les auteurs. Analysés dans les domaines esthétiques, sociaux, historiques, les liens entre les deux artistes, qu’ils soient de similitude ou de divergence, sont au cœur de l’ouvrage. Comment rendent-ils l’espace pictural, en adoptant quels contours, comment utilisent-ils les antithèses des teintes, quelles sont leurs motivations intimes ? Le lecteur progresse ainsi en saisissant mieux les approches communes et personnelles de chacun devant cette « frise de la vie » qui est une autre manière de donner à voir le déroulement du temps. « J’ai cherché à exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines » écrira Vincent. En écho, Edvard notera : « Je me suis arrêté pour regarder le fjord : le soleil se couchait et les nuages étaient rouges, comme du sang. J'ai senti passer un cri dans la nature ».

 

Ecrites par des historiens d’art, des conservateurs, des professeurs qui ont étudiées avec attention et affection les vies et les œuvres de ces deux immenses artistes, ces pages très bien illustrées proposent davantage que de simples comparaisons. Elles les mettent conjointement et séparément sous leurs regards croisés, proposant au lecteur le choix de leurs options et de leurs conclusions et l’invitant à les concilier ou non. Magnifique et indispensable étude pour entrer encore plus avant dans ces fabuleux parcours.

 

 

Dominique Vergnon

 

Maite van Dijk, Magne Bruteig, Leo Jansen, Munch : Van Gogh, Actes Sud, 256 pages, 186 illustrations, 24,5x28 cm, juin 2105, 39,95 euros 

 

 

 

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