La clarté comme la
pénombre, la simplicité comme la magnificence, l’ange comme le dignitaire, la
collerette immaculée comme la rose blanche, Rembrandt approche et traite tout avec autant de science que de patience, de
vérité que de probité. S’il peut y avoir de la gravité, rien pourtant n’est
pesant ni excessif. Que ce soit la lumière, un regard, une émotion, une vue
topographique ou un épisode de la Bible, poussé par son souci de perfection et sa
volonté de rester naturel, il entoure êtres et objets d’une sorte de mystère
qui élève toujours plus haut le propos. Pas de traitement en mode mineur, pas
de hiérarchie dans sa manière, quoi qu’il fasse il s’implique sans restriction.
Au pinceau, à l’encre, à la pointe-sèche, il est toujours éblouissant de maîtrise
et étonnant de spontanéité. Dans le tracé léger et rapide d’une esquisse, on
lit la même puissance et le même élan que dans l’épais coup de brosse. Toujours
dans l’aisance, toujours dans l’exigence, aussi familier des relations sociales
que des textes sacrés, Rembrandt avec une élégance aboutie et autant de
nonchalance apparente s’approprie du Christ comme du charlatan, de la princesse
Amalia van Solms comme d’une femme ordinaire tenant sa chandelle, des hautes
voûtes du Temple comme des plis d’un brocard. Elie Faure estimait qu’il le seul
peintre à être toujours présent dans tout ce qu’il regardait.
Quand est-il au sommet de
son œuvre ? Lorsqu’il peint le Soldat
riant au gorgerin (huile sur cuivre, vers 1630) dont la touche rapide,
large et libre compose cette « troigne », le tronie, un genre alors en vogue durant l’Age d’or et que Frans Hals
et Jan Lievens parmi d’autres ont illustré ? Lorsqu’il signe le Vieil Homme en costume oriental (huile
sur toile, 1632), magistrale démonstration de ses talents d’assembleur de
beautés, un turban qui tourbillonne, des bijoux qui luisent, les traits du
visage qui s’accusent davantage, l’épaisseur de la fourrure ? Lorsqu’il
décrit les charmes de sa terre natale ou lorsqu’il évoque l’Orient
mythique ? Comment trancher entre
ces œuvres ? Faut-il se risquer à une hiérarchie injuste? Il est sans
cesse au-dessus de ce que l’on attend. De ses modèles vivants, Saskia, Titus,
sa mère, le docteur Arnold Tholinx, lui-même, comme des personnages
évangéliques, Saint Paul, les pèlerins d’Emmaüs, Lazare, Joseph et Marie fuyant
en Egypte, il est si proche qu’il les imprègne d’une vie respirée de près et
encore palpitante. Rembrandt en peignant une tête ou en dessinant un arbre,
invite au-delà de ce qui apparaît en premier à comprendre dans leur totalité l’humanité
et la création. Par l’intime et le visible, il atteint l’universel et le plus invisible.
Il désigne ce qui est commun à tous et signale ce qui est du domaine de
l’unique. Chez lui, « la substance même des âmes passe dans la matière,
sans arrêt* ».
Cette magnifique exposition
dont la scénographie d’une grande qualité d’accords dans les tons et d’unité dans
l’accrochage, évoquant la maison de Rembrandt à Amsterdam, s’organise autour de
trois tableaux majeurs du peintre, d’époques différentes, abordant des sujets
différents, tous les trois appartenant au musée Jacquemart-André. A partir de
ce triple socle de chefs d’œuvre, rayonnant autour, d’autres œuvres de
l’artiste contribuent à donner de lui une présence vivante, pleine, amicale. Dès
le début du parcours, l’attention du spectateur est retenue afin qu’il saisisse
l’évolution de son travail qui est en miroir celle de sa vie. De son père, sa
mère assise, la formation auprès de Pieter Lastman qui ayant voyagé en Italie lui
fait découvrir Caravage, ses succès auprès de clients fortunés, les deuils, à la
pauvreté après la renommée, la voilà déroulée. De Leyde à Amsterdam, au long
des huit salles qui rythment ce destin glorieux puis tragique, c’est dans
« l’intimité d’un artiste étonné » que l’on pénètre, dans la douceur
et la force des approches. Ainsi des nuances de clarté qui modèlent le visage
de Titus, le fils aimé, seul de ses enfants à survivre après sa mort en 1669, de
l’éclat d’une irradiante lumière d’auberge, des reflets de la cape de satin
vert clair de Saskia, épousée en 1634 par Rembrandt, double évocation de son
bonheur personnel et du printemps qui éclot.
Les autoportraits de
Rembrandt sont peints comme s’il avait écrit sa propre biographie. Autant d’étapes
dans l’existence, de la jeunesse quand il apparaît les cheveux ébouriffés en arrière-plan
dans une Scène d’histoire (huile sur
bois, 1626) à la maturité, quand il se représente devant la glace, les cheveux
également un peu en désordre, mais « sérieux, concentré » (plume,
lavis brun, traces de gouache blanche, 1636). Autre recherche, nouvelle
approche du moi et de la lumière, ce que toute sa vie il a cherché à rendre
dans ses effets les plus inaccessibles. « La lumière, le tourment de toute
ma vie » aurait-il dit. Coiffé de sa toque, une écharpe autour du cou, sur
une eau-forte de 1633, il s’enveloppe de ses jeux complexes, de ses contrastes
qui donnent aux petits détails relief et profondeur. Venue d’un point lointain
à droite, hors du cadre, tombant à l’oblique et passant ici du nez à la joue
puis à l’épaule, cette lumière devient aussi la source surnaturelle de la révélation
du Christ aux disciples.
Chaque œuvre mérite
d’être observée longtemps et les commentaires qui sont faits par les éminents
spécialistes du peintre permettent de mieux en comprendre la portée. Peter
Schatborn souligne par exemple combien Rembrandt sait capter l’instantané d’une
attitude (La Marchande ce crêpes), le
poids du bébé divin devant qui se prosterne un Roi mage ou l’humidité qui règne
au-dessus d’une rivière (Cours d’eau aux
rives boisées). Emmanuel Starcky de son côté met en valeur la somptuosité
de la matière et la virtuosité du pinceau, décrivant notamment le visage aux
traits lourds qui émerge d’une collerette impeccablement blanche, finement
ondulée, peut-être en lin et tuyautée au fer selon la mode du moment,
identifiant le statut bourgeois de Haesje van Cleyburgh, une tête exécutée dans
un réalisme sans concession. Devant chaque œuvre, c’est à un temps de
méditation que nous sommes invités !
Dominique
Vergnon
*Elie Faure
Sous la direction de
Peter Schatborn, Emmanuel Starcky et Pierre Curie, Rembrandt intime, Culturespaces - Fonds Mercator, 192 pages, 100
illustrations, 28x24 cm, 39,95 euros.
0 commentaire