Il est des lectures qui,
de pages en pages, égarent à dessein le lecteur, brouillent les fils de la
trame, relancent l’énigme jusqu’au bout pour parfois ne pas la résoudre. Magritte
est un merveilleux romancier qui écrit avec des formes et des couleurs les plus
incroyables pages de l’art, en contredisant de tableau en tableau la logique de
leur histoire. Il perd son spectateur, lui donne un indice, le prive d’un
autre, dans une course éperdue et finalement perdue, afin de le séduire pour
mieux le circonvenir. Une information à peine donnée par le pinceau et voilà
que le tableau pose une nouvelle interrogation. Quand il ouvre une fenêtre par
distraction, il prend soin avec attention de ne pas la refermer. L’œil est pris
comme entre deux miroirs déformants qui au début rendent à échelle normale les
effets optiques puis peu à peu les réduisent ou les accroissent. Le regard est
pris, la question est posée à l’entendement. Magritte ne donne jamais la
réponse aux pièges visuels qu’il tend et aux questions qu’il pose. Son
interlocuteur n’a plus pour lui que la certitude de l’incertitude.
A chaque détour de son
œuvre, apparaît « l’imprévisible d’une image poétique ». René
Magritte (1898-1967) a construit un magnifique labyrinthe dont il se fait
volontiers le guide. Quand il prend le promeneur par la main, il l’emmène dans
un parcours onirique, féérique et magique. Il le prévient graduellement des
surprises possibles, des rencontres fortuites, des risques potentiels encourus.
Dans le parfait dédale qu’il compose, la liberté est sous contrôle. Ou encore
il est le régisseur d’un impeccable théâtre, il anime ses personnages et se
cache dans le trou du souffleur. Mais il peut réciter un texte éloigné de ce qu’ils
ont appris. A chaque fois, les rideaux s’ouvrent sur un spectacle dont le
déroulement est autre que celui initialement indiqué par l’affiche. L’auteur en
coulisse se réjouit du désarroi du public.
Volumes au complet, tons
francs, manière lisse, traits minutieux et clairs, la technique est assurée. Le
style de Magritte ne se confond avec aucun autre. Ce qui semblerait naïf dans
la forme est en fait très élaboré. Ses déductions et ses inventions, en
déjouant la logique habituelle, déplacent les fondements du monde connu et invitent
celui qui le veut à entrer dans un monde inconnu. Les symboles utilisés
recréent un univers qui devient plausible. Ainsi, d’images en images, l’artiste
parvient-il à montrer que ses suppositions sont des conclusions. La pensée
courante, confisquée, cède devant des propositions aussi cohérentes que rationnelles.
La main livre à la pensée La Clef des
songes. « La peinture cherche la ressemblance, non à la chose, mais au
mystère dont elle procède » disait-il.
De la mort terrible de sa
mère à la surprise totale que lui cause l’œuvre de Giorgio de Chirico, Magritte
avance dans sa voie propre. La grande exposition de 1928 lance sa notoriété
croissante, celles de New-York et Londres la confirment, les rétrospectives se
succèdent, partout on salue son talent. Après la période noire, le temps de la
vive lumière arrive, puis celui d’un impressionnisme coloré que l’on a comparé
à celui de Renoir. Magritte est proche de ses compagnons surréalistes, Breton,
Dali, Ernst. Comme eux, par le banal il détourne la planète. Ses leviers
qui semblent simples sont en fait des rouages complexes. On est pris à
contre-pied par l’arbitraire des signes, les relations improbables, les
analogies trompeuses, l’artifice des mots, les perspectives brouillées. Il
manie tout cela en maître. « Peindre la pensée qui peut être peinte, c’est
assurément prendre la peinture comme un révélateur ; c’est aussi bien, l’avouer
comme exercice de l’intelligence ».
Voici un superbe livre à
avoir, doublement. Pour suivre l’itinéraire créatif de Magritte, en lisant ce
remarquable texte. Pour voir l’œuvre de Magritte, en observant chaque tableau, commenté
dans sa globalité comme dans ses détails, ce que le grand format et la qualité
des illustrations permettent. Professeur d’esthétique et d’histoire de l’art,
critique dans des revues et chroniqueur à la radio, Bernard Marcadé promène son
lecteur dans les plus beaux contours du rêve et du vrai-faux que l’on puisse
imaginer. D’entrée, il annonce que Magritte s’est toujours refusé à avoir l’air
de ce qu’il était. Guidé par ses connaissances, on mesure combien on peut
savoir vraiment qui il était. Il aborde cette « constellations d’images »
et résout les « équations » avec
tout son savoir. Dans « Donner à voir », Paul Eluard écrit (Les Yeux fertiles, 1935) avait commencé
le poème dédié à Magritte par ces mots évocateurs :
Marches de l’œil
A travers les barreaux des formes
En 14 chapitres, Bernard Marcadé démontre
comment Magritte a ouvert les portes des prisons et « passait au travers
des murailles de la convention ». Un magnifique ouvrage qui accompagne
l’exposition qui a commencé depuis peu au Centre Pompidou.
Dominique
Vergnon
Bernard Marcadé, Magritte, Citadelles et Mazenod, 328
pages, 330 illustrations en couleur, coffret, 29x42 cm, septembre 2016, 235
euros.
René Magritte, "La trahison des images", au Centre Pompidou ; jusqu'au 23 janvier 2017; www.centrepompidou.fr
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