Symptômes viennois, recueil d'articles de presse de Joseph Roth

« Le soleil froid des Habsbourg s’éteignait, mais il avait été un soleil. »

Compilation d’articles pour la presse ayant pour trame la capitale autrichienne, Symptôme Viennois est le témoignage d’un auteur à l’acuité poétique acérée qui fait de ce recueil une œuvre littéraire à part entière.

Joseph Roth n’était pas le consensus, pourtant, celui pour qui l’image d’un vieil empereur fut jusqu’à sa mort un garde-fou dépassait d’une longueur d’avance nombre de ses contemporains.


« Autrefois, quand l’époque était si grande que même les petites filles la comprenaient… »

Au sortir de la Grande Guerre et avant de mettre au monde son diptyque 
La Marche de Radetzky / La Crypte des Capucins,  Joseph Roth commença à écrire des articles pour le Neue Tag ; journaliste, il le restera jusqu’à sa mort en 1939 où l’alcoolisme et surtout le désespoir lui accordèrent la grâce de ne pas vivre le pire, même si pour lui les événements avaient depuis longtemps dépassé les limites du tolérable.

Les trois quarts des articles jalonnent l’année 1919 lorsque l’auteur vivait encore à Vienne ; les autres, plus sporadiques, sont des papiers de correspondance ou d’exil : installé à Berlin en 1920, il dû se réfugier à Paris dès 1933.
Le climat du recueil bascule avec la montée du N.S.D.A.P. (1).

Autres enjeux, autre ton. A la tendre ironie et au croquis plein de compassion du début s’oppose la fièvre du combattant, la verve de celui qui ne peut abdiquer. Bref, de la nostalgie d’un temps révolu au dégoût d’un monde abhorré : du billet d’humeur au pamphlet politique.

« Il ne faut pas déranger les petits dans leurs jeux. Car c’est pour ainsi dire le siècle de l’enfant. »

En 1919 l’Autriche est une république, le pays a perdu quatre-vingt pour-cents de sa superficie, l’Empereur François-Joseph à la double couronne (2) n’est plus et son héritier a été forcé d’abdiquer. Des contraintes douanières plongent le pays dans la famine et Vienne encore parée de son ancienne gloire semble marcher la tête en bas.
Roth a vingt-quatre ans.

Ses articles, tenant plus de l’esquisse que du reportage, s’attachent à retranscrire l’atmosphère de l’époque. Ambiance de fin du monde où chacun s’oblige à exister comme si de rien n'était tout en ayant conscience de  vivre une mauvaise farce. Vienne est alors un immense théâtre ou plutôt un cirque avec ses étoiles et ses monstres.

Roth erre de scène en scène, de numéro en numéro, capturant l’instantané au vol, superposant l’envers et l’endroit. Il recrée cette impression de vertige particulière aux lendemains de catastrophe, comme lorsque l’on perd un être cher et que l’on se demande comment le monde peut s’évertuer à tourner.

Derrière ce prisme tout semble alors noyé dans l'absurde.
Pourtant rien de désespéré dans l’écriture de Joseph Roth. A l’instar de Kafka, le souci du détail et de la précision structurent sa prose comme autant de repères dérisoires mais amènent toujours à des considérations plus vastes, profondes, voire prophétiques.

La clé de voûte en est l’humour, un sourire plutôt, qui permet le détachement, une certaine distance ; loin d’un rire voltairien c’est ici de compassion qu’il s’agit.
La force poétique de nombre d’articles peuvent par éclairs rappeler Le Spleen de Paris, autant pour la trame urbaine que pour la récurrence de figures insolites et des parias. Le goût pour l’étrange et le sordide est le creuset d’une véritable réflexion sur le progrès. Mais c’est surtout aux Contes Cruels de Villiers de l’Isle-Adam que l’on pense, celui de Vox Populi ou de Fleur de Ténèbres. Certains de ses articles dépassent de loin la forme de brèves pour celle de petits contes, qui, à défaut d’être toujours cruels, n’en restent pas moins traversés par la grâce.

« […] un temps dont la nouveauté consiste à tout défigurer par des innovations ratées. »

Au sein de ce chaos se croisent ceux d’hier, pas encore assez vieux pour être relégués au rang de reliques et ceux de demain, n’ayant pas encore assez d’influence pour donner le change. Ici un général d’empire errant comme une ombre : « Conscient de son rang sans rang et honorable sans code d’honneur… »
Et là : « […] des hommes qui s’appellent entre eux camarades et portent un revolver dans la poche de leur pantalon. »


Partout, le sceau de la misère : mendiants, aveugles, infirmes, orphelins… Parallèlement, on s’intéresse à la télépathie et on forme des cercles à la mode, prémices du tribalisme à venir, le petit bourgeois peut ainsi aller marcher pieds nus dans l’eau à plusieurs !


Autour, les cafés font semblant de s’animer et le marché noir fleurit ; déjà le cinéma remplace la cathédrale, et, un putsch n’étant jamais loin, on ne démonte pas les panneaux publicitaires qui pourraient servir de barricade. 
En bruit de fond, le cas des minorités commence à devenir un alibi électoral. Et lorsque la foule se rassemble avec jalousie devant la mort d’un cheval de fiacre, elle ne voit déjà plus l’homme qui gît à deux pas.

« Les malfaiteurs qui clouèrent le Sauveur sur la croix étaient au service d’une puissance divine dont le dessein incluait la croix. Mais celui-là qui a tordu les branches de la croix n’est même pas Judas ! »


Au fil des pages le discours devient polémique, sans pour autant perdre en beauté. Sans haine pourtant, bien qu’extrêmement lucide vis-à-vis des événements, ses articles sont de véritables ripostes. Il dénonce ainsi l’Anschluss à venir dès 1935, suite à la mainmise du Troisième Reich sur le pouvoir culturel Autrichien (3) et parle clairement de révisionnisme historique au cinéma.

Roth décrit d’ailleurs l’assassinat de Dollfuss (4) avec une conscience toute cinématographique, comme pour retransmettre au plus près le tragique et surtout le sentiment d’injustice et de sacrilège qu’il ressent précisément en se figurant le meurtre.

L’Apocalyptique Anniversaire, en l’occurrence celui d’Adolf Hitler (5), écrit quelques jours avant la mort de l’écrivain, ferme le recueil sur une note particulièrement violente. Empreint d’accents Dantesque, Roth semble y mettre ses dernières forces ; toute sa foi lancée à travers les siècles, comme un pied de nez à Satan qui ne reste au final que l’ombre de Dieu : « Qui le voit vote pour lui. Il obtient toujours des majorités […] »


« Je te salue empereur de mon enfance ! Je t’ai porté en terre : mais, pour moi, tu n’es jamais mort ! Ton Joseph Roth ! »

Juif, catholique, royaliste, Roth était un réactionnaire ; un réac’ de 1919, c'est-à-dire un nostalgique d’une époque qu’il connaissait : un temps où avant d’être juif autrichien on était sujet de l’empereur. 
Les totalitarismes, eux, marchaient avec le progrès.

Arnault Destal

(1) Nationalsozialistiche Deutsche Arbeiter-Partei. Parti national socialiste allemand des ouvriers.
(2) François-Joseph Ier est empereur d’Autriche et roi de Hongrie de 1867 à 1916. L’héritier Charles Ier doit abdiquer en 1918 en faveur d’une république.

(3) Cet Anschluss culturel impose à l’Autriche des conditions et des restrictions concernant la production cinématographique, visant à aller dans le sens du Troisième Reich.
(4) Engelbert Dollfuss (1892-1934). Chancelier en 1932, il voulait faire de l’Autriche un état chrétien, écrasa les milices ouvrières et interdit les partis hitlériens en 1933. Les nazis l’assassinèrent en 1934.
(5) Le 20 avril. L’article de Roth date du 1er mai 1939. Il s’éteint quelques jours plus tard. 

Joseph Roth, Symptômes viennois, Liana Levi, octobre 2004, 197 pages, 15 euros
Aucun commentaire pour ce contenu.