Raymond Ferderman : rire à en pleurer

Tous les livres de Raymond Federman sortent de son corps. Et cela vient de très loin. D’un professeur allemand, Rinehard Kruger. Devant organiser une conférence sur la sémiologie du corps il écrit à Federman « que cela risque d'être drôlement chiant d'avoir une vingtaine de vieux profs allemands gâteux en train de discuter du corps humain et me demande si je veux bien participer à la conférence en écrivant quelque chose d'amusant pour l'illustrer ».  Et ajoute l’auteur : « Un soir, alors que je leur coupais les ongles, mes doigts de pieds se sont mis à me raconter une histoire ». Le texte est envoyé, lu et tout le monde est ravi et s’est plié de rire. L’auteur a donc continué à faire « le tour de son corps » qu’il a limité à neuf parties « le numéro neuf (mon organe sexuel) étant celui qui abolit tous les autres »...  Raymond Federman est né en 1928 à Paris, et vécut à San Diego en Californie. Romancier, poète, grand ami de Beckett, critique, traducteur, "surfictioniste", "critifictioniste" mais aussi ancien parachutiste, golfeur fanatique, joueur de roulette, champion de natation, il fut l'auteur d'une quarantaine de livres aux Etats-Unis. Par son origine et son histoire, son écriture s'est voulue résolument bilingue - et on comprend entre autres pas ce point (mais ce n'est pas le seul) sa confraternité avec l'auteur de « Fin de partie ».

 

Son écriture ne cesse de mettre à mal la  paresse de lecteur pour le reporter dans la tragédie traitée selon un grand rire. Et ce afin que la douleur soit supportable  aux survivants. Le texte devient l'énigme de la langue, de l'être, du monde et de la tragédie de la Shoah. L’horreur est toujours ramassée en peu de mots secoués d’un rire sardonique. Ils forcent à réfléchir aux rapports que nous entretenons avec les mots et les morts dont ils témoignent. Lire Ferderman revient donc à faire l'épreuve de l'autre en soi, de l'être en son écrasement programmé par les forces du mal. En écrivant « par » son propre corps Federman trouva la façon  de parler de ce qui est arrivé à ses frères et soeurs disparus. Il les relie au monde. L’auteur prit les coups portés à leurs corps. Le sien a pu résister à la mort mais c’est lui qui exprime la souffrance. La sienne bien sûr  « dans les usines de bagnoles à Détroit ou lorsque j'étais crève faim à Nouillorque » sans oublier les insultes de « sale juif » ou de « Dirty yankee ou pussy-eater ».  Mais surtout la douleur des siens. Lui a pu échapper la rafle qui transforma " toute la famille en savonnettes ". Pour la dire il a inventé ce qu’il nomme « un triste fou-rire ». Il permit à l’auteur de supporter l’absence intolérable qui ne le quitta jamais : « quand on survit à ce que je nomme l'impardonnable énormité du 20e siècle, soit on se suicide comme Primo Levi, soit on éclate de rire devant la grande connerie humaine. En règle générale, j'aime faire rire le lecteur » écrit celui qui fit sienne la phrase de son ami Beckett : " rire ou pleurer c'est la même chose à la fin ".

Jean-Paul Gavard-Perret

 

Les principaux livres de l’auteur sont traduits en français chez Leo Scheer. Entre autres : Mon corps en neuf parties, Quitte ou double, La Fourrure de ma tante Rachel, Chut.

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