Zola le rappeur versus Malraux

Comme bien d’autres ados, Sacha a pour idoles les sœurs Kardashian, Gigi Haddid ou Chiara Ferragni. Elles ne sont ni écrivaines, ni réalisatrices,  ou lanceuses d’alerte, susceptibles de développer l’esprit critique ou de changer le monde. Elles sont influenceuses. 
À seize ans et demi, la jeune fille est banale. Elle n’est ni refaite ni botoxée comme nombre de ses copines qui semblent clonées. À tel point que leurs mères croient les voir dupliquées à chaque coin de rue : sourcils épais, cheveux lisses, minceur extrême.
Surtout, elle n’a que peu d’abonnés sur Insta, contrairement à jade, dix huit ans qui, elle en compte 750 000. 

Jade, comme ses modèles est une petite entreprise à elle toute seule, une marque. A longueur de journée, elle poste, elle  se vend. Elle n’a rien à dire mais parle, critique, commente sans arrêt sur Twitter, Instagram, Tik Tok, Snapshat. Avec son vlog, elle a appris à tout connaître des cadres et des filtres susceptibles de la mettre en valeur, elle et les produits qu’elle reçoit en abondance, vêtements, parfums, chaussures, crèmes de beauté. Jamais un livre.
Comme dans tous les lycées, il y a la reine, elle l’est. Elle règne, régente, organise, elle est trop belle, trop fraîche. Les garçons sont ses vassaux. Intéressés aussi parfois. Léo lorsqu’il était avec elle est passé de presque rien à 72 000 abonnés. Lui non plus n’a rien à dire. Contrairement à elle, il ne promeut rien. Sa marque est d’être l’ex de Jade qui continue  d’enthousiasmer les foules virtuelles qui espèrent bien qu’un jour, ils se remettront ensemble.
Car bien sûr la grande préoccupation de ces jeunes ados est l’amour. Les premiers émois, la recherche amoureuse, mais  forcément avec un alter ego qui a de nombreux followers. En effet, on ne sort pas avec quelqu’un qui n’a pas d’image. C’est le cas de Solal, le violoniste doué. Il n’est même pas sur les réseaux, un dinosaure d’où sa mise à l’écart, sa mort sociale.

À ce jeu de l’amour, Jade s’imagine en madame de Merteuil qu’elle ne connaît évidemment pas, bien qu’étant en terminale. Ses armes sont tout aussi puissantes que celles de la marquise. Il s’agit du nude. Une photo de nu qu’une jeune fille amoureuse peut envoyer à celui qu’elle croit aimer. Retweeté, reposté des centaines de fois, un nude ne s’efface jamais, la victime est cramée à jamais. Il est l’arme ultime de ces Jade, Léo  à l’encontre de celles qui leur font confiance. Tous pourtant ont  en commun d’être mal dans leur peau, otages de leurs parents eux même déboussolés, divorcés perdus qui se disputent férocement autour d’eux.

Dans Instagrammable, Éliette Abécassis met à jour un monde aussi stupéfiant qu’addictif, un maelstrom dans lequel les images se succèdent sans hiérarchie dans des cerveaux encore en formation.  
Un tsunami en Indonésie, un attentat terroriste en Europe, la millième photo d’un maillot de bain ou du môme de Chiara Ferragni, l’annonce des soldes chez Sarenza forment un fil d’actualités continu et épuisant d’une confusion extrême. Une bouillie, un amalgame qui fait le lit du complotisme et de la désinformation. 

À la CPE qui l’alerte sur ses mauvais notes (sauf en anglais, merci Netflix !) Sacha lui confie sa passion pour Zola. À la question : Quel livre tu préfères, l’Assommoir, Germinal ? La jeune fille semble sortir de l’armoire. Zola, c’est évidemment le rappeur, celui qui a écrit Wow et dont les paroles sont essentiellement : Wow, wow, wow !
Celui  au sujet duquel le producteur affirme : L’erreur à ne pas commettre avec des artistes comme Zola, c’est d’intellectualiser tout ce qu’ils écrivent.
Comme Zola, les idoles instagrammables – des gamines (et pas que) – ont bâti des mondes financiers autour de rien, ou plutôt d’elles-mêmes. Les Kardashian grâce à des sextapes, Ferragni à partir de son physique. 
L’intégrité est en option. L’une des plus suivies, Nabila qui compte presque 7 millions de followers  est passée par la case prison pour avoir  tenté de poignarder son compagnon. Condamnée à deux ans   dont six mois ferme, elle l’a épousé plusieurs fois depuis et coule des jours très lucratifs à Dubaï postant son quotidien à longueur de journée.   
Mais plus que les entreprises rentables qu’elles ont fondées, c’est l’écume de leurs vies qui fascine : les voyages dans les beaux hôtels, les pays de rêve où elles se rendent (Dubaï, les Maldives !), leurs vêtements, leurs vernis, leurs bébés, leurs maris, en général, leurs ex, leurs plats, elles-mêmes sous toutes les coutures de leurs bikinis en général très minimalistes...

Magnifiquement documenté, Instagrammable pointe du doigt l’emprise des réseaux, décrypte un univers qui prend la suprématie sur tout le reste, le dialogue, la réflexion, la lecture, l’analyse. Un environnement totalement mercantile qu’il faut comprendre et décrypter sous peine de sombrer. Un monde neuf dans dans lequel le commerce est roi et où les gagnants seront ceux qui connaîtront Zola le rappeur mais auront lu l’écrivain.
Malraux désignait le quotidien comme un misérable petit tas de secrets. Il  est  désormais exhibé à raison de millions de posts par seconde avec le risque de briser les plus fragiles.

Brigit Bontour

Éliette Abécassis, Instagrammable, Grasset, mars 2021, 177 p.-, 17 €

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