Le Prix Francetélévisions du roman 2010 pour Jérôme Ferrari, "Où j’ai laissé mon âme"

Ferrari tisse une écriture somptueuse.

   

La rentrée 2010 sera-t-elle un grand cru ? À l’instar du vin qui signe cette année ce qui sera sans aucun doute l’une des années du siècle ? On s’y approche à grands pas. Tout le moins, l’on dépasse largement 2009. Voici un nouveau petit chef-d’œuvre à ne pas manquer. Un livre dur. Terriblement humain. Le livre de la lucidité. Le livre de l’évidence. Car il n’y a pas de Bien ni de Mal. Mais une terrible terra icognita dans laquelle l’Homme tente de ne pas se noyer. Comme le pense le capitaine Degorce, "les frontières du bien et du mal sont brouillées, ils se mêlent l’un à l’autre et deviennent indiscernables dans la morne grisaille qui recouvre tout et c’est cela, le mal."


Pour en arriver à cette brillante déduction, il aura dû se plonger dans la lutte contre l’Armée de Libération Nationale, à Alger. Le roman débute fin mars 1957. Le capitaine Degorce retrouve le lieutenant Andreani, son frère d’armes en Indochine. Rescapés tous les deux d’un camp de réhabilitation du Viet Minh, ils deviennent à leur tour bourreaux. Si Andreani l’assume, Degorce renie les méthodes qu’il emploie.


Alors que Andreani voit en Degorce son mentor, ce dernier sombre dans le remord. Ces mois passés en Indochine à tenter de survivre dans le camp de prisonniers ont soudé les deux hommes. Degorce montrant la voie. Lui, ce modèle d’héroïsme, de fraternité et d’abnégation. Andreani s’y accroche. Degorce était déjà dans les turpitudes de son calvaire dans le camp de Buchenwald. Déporté en tant que résistant.


Andreani est parvenu à faire sien son poste au sein des Services Spéciaux du renseignement militaire en Algérie. Sa logique s’inscrit dans une forme de religion. Il sacralise sa haine pour l’ennemi. Il met sa loyauté au-dessus de tous ses principes. Aucun écart ne sera toléré.


Degorce, lui, est soumis aux pires turpitudes. Enfant surdoué pour les mathématiques qu’il concevait comme un accès à la beauté, il doit affronter ses contradictions. Son statut de catholique pratiquant. Son engagement dans l’armée au détriment de la recherche scientifique. Sa responsabilité d’époux et de père. Les ordres contradictoires d’un état-major dépassé.


L'arrestation de Tahar, le chef de l’ALN, ne lui procure point l’apaisement escompté. Le soir, il retrouve le prisonnier dans sa cellule. Et s’épanche. La transformant en confessionnal... Degorce est laminé par le doute. Se perçoit comme une marionnette au service d’une raison d’Etat qui n’a plus de visage humain. Alors il commet certains actes. Mais Andreani, malgré cela, continue à l’admirer. Même lorsqu’il passera en Cour Martiale pour avoir rejoint l’OAS.


Jérôme Ferrari nous donne ici à lire LE roman de la lucidité. Ce sentiment violent qui remet tout en question. Une prise de conscience radicale qui ébranle toutes les certitudes. La lucidité, le cancer de l’âme. Une maladie mortelle. Car sans elle, l’homme a beau jeu de mettre sous cloche le Bien et le Mal. Et ainsi pouvoir accomplir telle ou telle action. Sans y voir l’agonie des fallacieuses attitudes commises au quotidien. Sans savoir que le simulacre impose sa loi. Sans se douter de ce qu’il fait. 


Avec une magnifique intransigeance, Ferrari tisse une écriture somptueuse qui invite le lecteur à affronter l’intimidante suprématie de la liberté. Laquelle, s’acquiert à prix d’or.


Annabelle Hautecontre


Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme Actes Sud,  "Domaine français", août 2010, 155 pages, 17,00 €   

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