Hélène d’Œttingen, une étrangère à Paris

Femme, artiste, émancipée – voire extravagante – se jouant des identités, François d’Angiboult quand elle peint, Roch Grey quand elle écrit et Léonard Pieux pour la poésie, Hélène d’Œttingen a laissé son baron de mari en Russie pour venir épouser la vie trépidante du Paris de l’avant-garde, capitale mondiale de la culture des années 1900… en compagnie de son cousin, Serge Férat – pseudonyme du comte Sergueï Nikolaïevitch Yastrebzov.

Ce Journal inédit, achevé probablement en 1931, emmène le lecteur au cœur même d’une époque oubliée, celle d’une société insouciante qui fut fragmentée, fracassée par l’arrivée de la Première Guerre mondiale. Hélène d’Œttingen peint et écrit depuis déjà dix ans, elle et Serge Férat accueillent dans leur appartement du boulevard Raspail les artistes venus d’Ukraine, Pologne, Russie, Géorgie ; elle tisse patiemment un réseau, ayant aussi une relation épistolaire suivie avec Adengo Soffici, rencontré à Florence à la fin du siècle précédent (l’une de ses grandes passions amoureuses). Et en 1912, elle recueille Apollinaire  qui vient de rompre avec Marie Laurencin.

Au début de la guerre, Serge s’engage comme volontaire, infirmier à l’hôpital italien de Paris. Il y fera transférer Apollinaire, revenu blessé du champ de bataille, en mars 1916. Hélène est partie à St-Jean-Cap-Ferrat avec Survage, et ne reviendra à Paris qu’à la fin de la guerre. Roch Grey reprend alors ses activités et publications, d’ailleurs elle n’avait pas cessé d’écrire dans le Sud, publiant en revue (Sic et Nord-Sud). Si elle se tient un peu en marge du bouillonnant mouvement dadaïste, elle n’en reste pas moins active. Laissant Serge Férat à la peinture, elle s’emploie à un roman (en réalité elle en publiera quatre !) et construit ce vrai-faux journal, mais authentique roman, ce fameux Journal d’une étrangère
Un texte organisé en quatre parties : la première traite de la mobilisation à Paris, la deuxième est une rêverie poétique, la troisième rapporte le récit d’un ami infirmier et la dernière compulse les sombres pensées de la période niçoise.

Beaucoup d’hommes célèbres meurent en mourant, d’autres, inconnus, ne vivent qu’après leur mort, je veux croire que ce retournement va s’opérer pour la grande figure disparue au mois d’août dernier et que nous n’attendrons pas qu’un Christoph Colomb de bibliothèque nous fasse l’affront de découvrir Roch Grey en l’an 2000.
Pierre-Albert Birot, 1950

Ce texte, qui se tapit sous les feuilles formées à la manière d’un journal intime est, en réalité, une autobiographie paroxystique au sens où l’inscription au genre est sans cesse niée : « Je n’ai aucun désir d’écrire mon autobiographie », affirme la protagoniste dès les premières pages… tout en précisant avec force détail ce qui lui arrive au jour le jour (sic). Mais n’oublions pas que nous lisons un auteur masculin, Roch Grey, lequel se pare des atours féminins d’Elisabeth de M.P. de W. qui parle à la première personne du singulier féminin. Un joli jeu de poupées russes pour nous dire que Grey n’est pas Œttingen, pas plus qu’Hélène d’Œttingen n’est Roch Grey. L’identité n’est pas la clé du propos, l’étrangère seule porte l’angle de vue, ce recul nécessaire à la prise de conscience du monde, à sa peinture, à l’emploi d’une langue poétique ou mordante selon le sujet, d’images tamisées ou dramatiques, et parfois ce lavis sur la syntaxe dans l’épure d’un style troublant.

La nuit tombait par saccades, comme une personne prise de vertige. La dame baissa la lumière pour faire du pied au jeune homme qui ne tarda pas à ronfler avec candeur… Les vivres manquaient. À côté des petites gares, on vendait du coco, au profit des blessés… (…)
Il pleut.
La nuit devient toujours plus vaste, plus profondément enfoncée dans le noir. Les feuilles mortes se ravivent sous la pluie, exhalent l’odeur du printemps, quand les perce-neiges pointent parmi les herbes qui envahissent les sous-bois.
(…)
La ville rêve avec ses millions de têtes diffuses dans l’obscurité. Tout dort… Seul un grand convoi apathique descend le boulevard, longues caisses grises qui grincent sur leurs roues bruyantes… Ce sont des blessés que l’on disperse dans des hôpitaux de Paris.(…)
Dans les Alpes Maritimes habite un peuple hanté par la passion toute puissante du lucre. Son respect frénétique de la richesse, de tous les attributs qui environnent les riches, c’est comme une tare physique se transmettant d’une génération à l’autre, grandissant en force et en passion.

Cette très belle édition s’ouvre sur une Composition 1915 (que l’on peut admirer actuellement à la galerie Le Gaillard) et s’articule autour d’une mise en page en carnets, deux colonnes par page, jouant sur l’affichage d’un réel journal ; le tout enchâssé dans une couverture à rabats illustrés de deux calligrammes. Et, pour la toute première fois, ont été transcrit ici les quatre-vingt-quatorze pages du tapuscrit, ainsi que les trois brouillons dactylographiés de la quatrième partie, bien qu’ils n’aient pas été inclus dans la version dactylographiés définitive : ces brouillons sont composés de morceaux de pages collés entre eux.
Plus qu’un très bel objet, c’est bien une œuvre littéraire de tout premier plan que vous aurez le plaisir de découvrir.

François Xavier 

Hélène d’Œttingen, Journal d’une étrangère. Suivi de lettres de Serge Férat, introduit et annoté par Barbara Meazzi, +10 illustrations couleur et n&b, Éditions Le Minotaure, coll. « Archives artistique », septembre 2016, 112 p. – 25,00 euros

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