Alain Damasio et les égarés

Romancier de l'état de la langue et du monde, Alain Damasio est une sorte d'actionniste qui titille le lecteur par un art de la performance. Il vampirise la narration et sa materia prima dans un parcours où il révise bien des invariants par son rituel romanesque dont il ne conserve que la coiffe là où la ville ne dort jamais prête à écraser les déviants dans sa puissance de contrôle...

L'impact émotionnel - mais pas seulement - est puissant dans les tensions que provoquent ses furtifs. Ils assument leur sécession et une marginalité. Il s'agit pour eux de "vivre ivre" dans des interstices qu'évoquent les matières vibrantes poétiques, narratives, politiques aux assonances sauvages face à une technologie d'un âge d'or mais à la triste figure où il s'agit néanmoins de trouver un art de vivre par la réappropriation des technologies avancées et fermées.
Ecrit dans l'isolement du côté du Vercors, d'Ouessant et d'autre lieux, il s'est mis "dans l:e travail comme un noyau dans un fruit". Il lui faut du silence pour que son rythme se dilate là où se dessine une société future et marchande. Un couple Y part à la recherche de son enfant perdu parmi des furtifs - êtres interlopes et renégats qui vivent dans les angles morts des caméras de surveillance et dans des friches abandonnés par l'exploitation marchande.

Ces "pauvres" qui décrochent du trafic forment la partie congrue et incongrue d'un tel monde de "bagués" au capitalisme dans cette dystopie fondée sur la miniaturisation faite en théorie pour fluidifier la vie mais qui empêche de naviguer en liberté et vie privée.
La "smart-city" interconnectée oblige les personnes à vivre isolé. Chacun est dans sa bulle sous le joug de l'intelligence artificielle. Elle devient mère. Un totalitarisme oedipien remplace Big Brother, la figure est donc matérnante dans une chrysalide qui semble protéger de tout là où l'altérité n'existe plus au sein d'une "conforteresse".
Le contrepouvoir récupère les "chutes" de la société et se traduit par diverses pistes : s'y créent des nouveaux lieux de résistance et de vie en des hybridations de l'anthroposcène. Des hackers deviennent plus fort que les spécialistes par le choix de techniques obsolètes (dont le papier car il ne laisse pas de trace en face des emails récupérables).

L'écriture est singulière dans ce roman choral à six voix là où il ne manque pas de nobles traitres envers le système. La fiction traduit comment échapper aux traques de ce dernier en divers jeux de cache-cache qui épousent les trames des jeux vidéos. Ce qui jusque là était réel tente de le redevenir par les réappropriations - et par exemple - de sons à imiter.
La langue française au sein de cette utopie est reconvertie en dehors d'une seule fonction scopique par une littératrure "à l'oreille". La fiction devient plus sonore que visuelle pour répondre à la saturation et le harcèlement des images.

Dans un spectacle graphique ou lettriste pur, l'auditif devient espace de communication par la puissance verbale invocatoire. Elle reconstruit une mémoire fondé sur la rythmique et la transformation du langage. Il retrouve un sens métamorphique et dynamique par divers effets : la sur-ponctation par exemple ou le brouillage des temps comme la dimension optique des lettre. Se créent des bifurcations et des potentialités hypothétiquement agissantes.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

 

Alain Damasio, Les furtifs, éditions La Volte, avril 2019, 687 p.-, 25 euros

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.