Victor Hugo (1802-1885), poète, romancier, dramaturge, homme politique, a révolutionné le théâtre et la langue poétique.

Victor Hugo, le Livre des Tables — les séances spirites de Jersey

Victor, William, Jésus et les autres…

 

Quoi de neuf ? Molière sans doute. Mais Victor Hugo aussi. Sans qu’on puisse vraiment parler d’inédits, il y a dans son œuvre tout un ensemble d’éléments marginaux, secondaires sans doute pour le public des Miz, mais non sans charme pour quiconque s’intéresse peu ou prou à la génétique des textes littéraires.

 

 

— Savez-vous, mylord Eure, qu’il s’était marié en Suisse ?

— Je le sais à peu près.

— Et qu’il a eu de ce mariage un fils légitime ?

— Oui. Qui est mort.

— Qui est vivant.

— Vivant !

— Vivant.

 

(L’Homme qui rit, II, 8, 5, « Causeries altières ».)

 

Les merveilleuses envolées technologiques de notre époque font que nous avons tendance à oublier les vertus de ce que le poète Horace nommait aurea mediocritas, autrement dit du juste milieu. D’un côté, la volonté d’aller plus vite, toujours plus vite, encourage le développement des « best of » (une troupe théâtrale a plaisamment dénoncé et conforté cette manie en proposant un « Tout Shakespeare en une heure trente »). Inversement, les ressources infinies de stockage de l’informatique développent le culte des « intégrales ». Les dvd ne cessent de proposer des director’s cuts, autrement dit le plus souvent des versions longues de films qui étaient parfois déjà interminables dans leur version courte. Les éditeurs de musique grattent les fonds de tiroirs pour exhumer des maquettes de chansons de Michael Jackson ou des enregistrements pirates de concerts des Beatles. Et l’édition littéraire crie victoire quand elle peut offrir au lecteur une version de Sur la route de Kerouac enrichie de quelques paragraphes supplémentaires.

 

Le bon Eugène Labiche, qui pourtant ne connaissait pas Internet, avait déjà senti les dangers de cette frénésie complétiste. Quand, vers la fin de sa vie, il publia son « Théâtre complet », celui-ci était rempli de lacunes, très volontaires. L’auteur avait sciemment « oublié » un bon tiers de ses pièces. Pour les historiens du théâtre et les maniaques de l’érudition, c’était certainement regrettable, mais était-ce plus mal pour le grand public ? Même chez les meilleurs cuisiniers, il y a des épluchures qui ne sauraient finir qu’à la poubelle.

 

*

 

Les textes composés par Victor Hugo et sa smala lors des séances de « tables tournantes » pendant son exil dans les îles anglo-normandes avaient fait l’objet, il y a une vingtaine d’années, d’un petit volume élégant et pratique édité par « l’École des loisirs » sous le titre les Tables tournantes de Jersey. Mais ce n’était qu’un florilège. Folio publie aujourd’hui un gros pavé de 750 pages, qui entend, sinon réunir la totalité du machin, du moins proposer des pages inédites : le Livre des tables — les Séances spirites de Jersey. Nous disons machin, car il y a vraiment tout et n’importe quoi dans ces pages, et cet hommage qu’une telle édition est censée rendre à Hugo est à maints égards extrêmement contre-productif s’il tombe entre les mains de lecteurs non-avertis. Rappelons en deux mots le principe de ces tables tournantes, qui étaient aussi parlantes : Hugo, donc, certains membres de sa famille (dont son fils Charles, medium dans l’affaire) et quelques amis se mettaient autour d’une table pour invoquer « les esprits ». On posait des questions à ces esprits. Ceux-ci répondaient en faisant bouger la table. Les différents coups émis par celle-ci correspondant aux lettres de l’alphabet, des pages entières pouvaient être transcrites. C’est en tout cas ce que l’on nous assure et que nous ferons semblant de croire, sans trop nous demander par exemple combien de temps pouvait prendre la transcription de poèmes longs de plusieurs dizaines de vers… De poèmes ? Oui, de poèmes. Car on ne se contentait pas d’essayer d’entrer en rapport avec la défunte Léopoldine, on interrogeait aussi les « phares » de la littérature mondiale. Et c’est là que pour nous le bât blesse. Car il faut vraiment beaucoup de bonne volonté pour admettre que Shakespeare, si génial soit-il, ait pu produire à la douzaine des alexandrins en français in ze text ou que la poétesse grecque Sappho ait pu émettre certaines de ses réponses en latin. Et le comble du ridicule est atteint quand on demande à Shakespeare si, Charles étant fatigué, on ne pourrait pas remettre la séance au lendemain matin, 9h… et quand Shakespeare a l’exquise politesse de répondre oui. Non, ce n’est pas le comble, puisqu’il arrive qu’on adresse la même requête à Jésus-Christ.

 

La reproduction fidèle de tous ces moments a, comme disent les Anglais, quelque chose d’embarrassing. Si tout était du même acabit, on prendrait le parti d’en rire, mais, à côté de ces bouffonneries — à un moment donné, on ne craint pas de demander à un esprit s’il est « faché » ! —, il y a des vers et des pages entières indubitablement habités par le souffle de Hugo. Car ce qui se joue ici, c’est d’une certaine manière ce qu’on pourrait appeler la Légende des Siècles (mais cette expression est malheureusement déjà prise), autrement dit le désir frénétique chez Hugo de traquer l’invisible derrière le visible, de rejoindre le divin à travers l’humain, l’éternité à travers l’instant, la poésie à travers les poètes (car derrière Shakespeare se profilent aussi André Chénier, Molière, et bien d’autres encore).

 

Oserons-nous dire que l’ouvrage est passionnant si l’on fait abstraction de son côté mystique — ou si l’on donne à cet adjectif le sens de poétique — et si on le considère comme la réunion de grands brouillons de l’Atelier Hugo. Car comment pourraient-ils ne pas être de Hugo, ces « vers d’Eschyle », par exemple :

 

Dans les mondes punis, dans le monde où vous êtes,

Noir cachot dont le doute a forgé les barreaux,

Les êtres animés, les hommes et les bêtes,

Sont tous des condamnés et sont tous des bourreaux.

 

Disons que de tels éléments sont à ranger dans la rubrique si moderne (et si décadente peut-être…) du making of et que, comme les bonus de certains dvd, le making of ne prend sa véritable valeur que lorsqu’on a pris le soin de voir d’abord le film. Il est donc vivement conseillé de lire ou de relire de vastes tranches des Contemplations ou de la Légende des siècles avant de s’asseoir à ces Tables.    

 

*

 

C’est dans cette même rubrique « making of » qu’on serait tenté d’inclure les articles de Hugo récemment publiés en GF sous le titre Hugo journaliste si Hugo n’avait pas écrit quelque part qu’il n’y a aucune différence entre le journalisme et la littérature. Bien sûr, on peut ne pas être d’accord et préférer à cette équivalence la formule d’un journaliste (ou d’un écrivain ?) américain suivant laquelle « le journalisme, c’est la littérature qui se dépêche », mais c’est précisément dans cette hâte que, chez Hugo, les deux se rejoignent. Parce que dans le journalisme de Hugo, en tout cas la majorité des articles réunis ici par Marieke Stein, il est question de vie et de mort, ce qui, d’une certaine manière, nous ramène aux Tables tournantes. Certes, les premiers textes du Conservateur littéraire, qui fut un peu pour Hugo ce que furent les Cahiers du cinéma pour Chabrol ou Truffaut, c’est-à-dire un tremplin pour préparer leur carrière de réalisateurs, sont parfois des textes de circonstances, destinés à gagner la sympathie de tel ou tel. Mais on y rencontre déjà d’étonnantes « prémonitions » : à côté d’éloges adressés à Lamartine avec un enthousiasme sans doute trop affirmé pour être totalement sincère, il y a ce commentaire de Hugo sur un poème écrit par Marceline Desbordes-Valmore à la suite de la mort de son enfant : il reproche à celle-ci d’avoir touché au cœur, mais non à l’âme. Comment lire aujourd’hui de telles lignes sans penser à Léopoldine et aux Contemplations ?


Plus émouvantes encore sont les innombrables pages, à la fois rageuses et calmes, écrites contre la peine de mort. Il n’est pas question de minimiser ici le travail de Robert Badinter, mais il avait eu en Hugo un immense précurseur. La description « journalistique » que fait Hugo d’une exécution ratée, devient, à travers son exactitude et sa précision mêmes, à travers sa dilatation du temps, un vrai chapitre de roman d’épouvante et fait frissonner. Parce qu’elle n’est que trop vraie. Mais Hugo ne s’arrête pas là. Pour les âmes fortes qui se gausseraient de ces considérations tout juste bonnes à faire pleurer Margot, il nourrit son « J’Accuse » contre la peine de mort en posant aussi la question d’un point de vue purement financier. Chiffres à l’appui, il démontre qu’il revient plus cher à la société de faire exécuter un homme que de l’emprisonner à vie. Au-delà, ou au cœur même de ce combat contre la peine de mort se joue la question du sens même de l’Histoire : Hugo raconte comment il a lamentablement échoué lorsqu’il a essayé d’obtenir la grâce d’un homme condamné à mort par la justice anglaise, mais comment, diffusés, pratiquement à son insu, de l’autre côté de l’Océan, les textes qu’il avait pu écrire à propos de ce condamné anglais ont permis d’obtenir la grâce d’un condamné canadien. Cette dialectique, obsessionnelle chez Hugo, entre la loi et le droit, entre l’immanence et la transcendance, entre le Ciel et la Terre, est évidemment sisyphéenne. Mais c’est parce qu’elle est sisyphéenne qu’elle reste et restera longtemps encore, pour employer un qualificatif très bête, terriblement actuelle.

 

FAL

 

 

Puisque nous parlons de Hugo, signalons que se tient à la Maison de Victor Hugo, Place des Vosges, jusqu’au 31 août, une exposition intitulée l’Ame a-t-elle un visage ? et consacrée à l’Homme qui rit. Ce roman, moins connu que les Misérables ou que Notre-Dame de Paris, n’en raconte pas moins la même histoire, celle d’un exclu — ici, Gwymplaine, un garçon aux traits déformés à jamais par des marchands de « monstres » — qui finit par prendre une place capitale dans la société, tout en se gardant de trahir son milieu d’origine. Les éléments visuels ne manquaient pas pour composer une exposition autour de cette œuvre, puisqu’on ne compte plus le nombre d’adaptations théâtrales auxquelles elle a donné lieu — les amateurs de costumes et de décors trouveront leur bonheur dans chaque salle. Les cinéphiles découvriront sur divers écrans vidéo des extraits de certaines adaptations cinématographiques, dont la plus récente est malheureusement bien trop scolaire pour atteindre au sublime ou au grotesque et pour rendre comme il convient le souffle cosmique hugolien (Depardieu, bien sûr, tire son épingle du jeu et sauve un peu les meubles, mais comment croire à l’aristocrate interprétée par Emmanuelle Seigner, à la diction si approximative ?). On découvrira avec intérêt la version muette réalisée en 1928 par Paul Leni, avec Conrad Veidt dans le rôle éponyme (on savait faire du noir et blanc en ce temps-là !). Mais on regrettera l’absence de toute référence au remarquable téléfilm en deux parties, réalisé en 1971 par Jean Kerchbron (cette lacune s’explique-t-elle par l’affligeante qualité technique de la copie qu’on peut se procurer auprès de l’INA ?). De la même manière, la section « bande dessinée » aurait été plus nourrie si les Américains, parfois plus entêtés et plus suicidaires que certains syndicats français dans leur défense des droits acquis, n’avaient interdit la présentation de certaines planches de Batman. Batman, oui, car le grimaçant Joker, c’est une évidence, est le descendant direct de Gwymplaine.


Terminons ces remarques sur les avatars graphiques des romans de Hugo en rappelant la sortie il y a quelques mois, chez Pathé, d’une version restaurée de ce qui reste, aux yeux des spécialistes, la meilleure adaptation cinématographique des Misérables — celle de Raymond Bernard, tournée en 1934, avec Harry Baur et Charles Vanel dans les rôles principaux. Ces quatre dvd amoureusement enfermés dans un véritable petit livre consacré à l’élaboration du film et à sa restauration font plus à eux seuls contre le piratage que vingt lois Hadopi.

 

Victor Hugo

Le Livre des Tables— les Séances spirites de Jersey

Édition présentée, établie et annotée par Patrice Boivin

Folio Classique n° 5729          

Mars 2014

 

Victor Hugo

l’Homme qui rit

Introduction de Pierre Albouy

Édition établie et annotée par Roger Borderie

Folio Classique n° 3616          

 

Hugo Journaliste — Articles et chroniques

Choix de textes, présentation, notes, chronologie, bibliographie et index par Marieke Stein

GF Flammarion n° 1530

Janvier 2014

 

L’Homme qui rit

Réalisé par Paul Leni

Avec Conrad Veidt, Mary Philbin, Olga Baclanova

Films sans frontières

 

L’Homme qui rit

Réalisé par Jean-Pierre Ameris

Avec Gérard Depardieu, Marc-André Girondin, Emmanuelle Seigner, Christa Théret

EuropaCorp

 

Les Misérables

Réalisé par Raymond Bernard

Avec Harry Baur, Charles Vanel, Florelle, Marguerite Moreno, Charles Dullin

Pathé, éd. Blu-ray et éd. dvd.

Décembre 2013


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