Victor Hugo (1802-1885), poète, romancier, dramaturge, homme politique, a révolutionné le théâtre et la langue poétique.

Les Misérables – nouvelle édition en Pléiade

Extraordinairement contemporains, ces Misérables méritaient bien une nouvelle édition en ces temps obscurs de déconstruction à outrance des piliers de notre société sous les applaudissements du marché qui, désormais, va aussi piloter nos consciences derrière le masque de la loi sur les fake news pour mieux continuer à mentir au Conseil de sécurité de l’ONU, à dénier les référendums qui n’abonderaient pas dans le bon sens, à guerroyer pour voler les matières premières, à réduire en esclavage les salariés… les contredire conduiront donc à parler de conspiration, à propager des contre-vérités, à être bannis.
Ainsi (re)lire Victor Hugo – comme Émile Zola – offrira une saine remise en perspective et dessillera les yeux des plus jeunes qui croient encore que Le Monde ou BFM possèdent la vérité universelle.

Voici donc de quoi offrir aux lecteurs assidus et amoureux de la littérature une langue merveilleusement riche et une histoire sociale et ontologique sur le devenir de l’Homme. Une nouvelle édition qui succède à celle parue en 1951 dans la Pléiade, sous la direction de Maurice Allem.
Retour aux origines du texte : cette publication se fonde sur l’édition originale publiée à Bruxelles, de mars à juin 1862, par Lacroix, Verboeckhoven et Cie, en pas moins de dix volumes in-8 ; édition qui "doit être et reste une édition princeps", comme le déclara Hugo à Lacroix le 19 mars de cette année-là…  ce qu’il confirma en 1866, en notant dans son exemplaire des Travailleurs de la mer : "Depuis que j’ai MM. Lacroix, Verboeckhoven et Cie pour éditeurs, c’est toujours l’édition belge princeps qui doit servir de type aux éditions futures".

Livre-somme, livre-monument, panthéon de la littérature à lui tout seul, cent fois chamboulé, adapté, malmené par les nervis du divertissement, ce roman est l’un des miroirs les plus exacts de nos turpitudes libérales, de nos desseins cupides, de nos peurs viles et grotesques. Cette œuvre est bien de notre temps aussi par le simple fait technique que Hugo y a placé une histoire – notre histoire, cet Homme hanté par les profondeurs du temps et de la conscience – dont il nous a désignés légataires : cette histoire pensée et rêvée pour un avenir meilleur, ce présent qui se déchire sous les coups de la machine à profit au péril de l’humain, notre présent qui n’annonce aucun avenir paisible si rien ne change…

"Ce livre bouleverse les normes et les usages de l’appréciation critique ; il installe une nouvelle perspective – une manière inédite de percevoir le fait littéraire et ses effets – qui réclame le bénéfice de la longue durée. Il nous réapprend à lire, à sentir, à comprendre", souligne Henri Scepi dans l’ouverture de sa préface.
Victor Hugo s’en remettait au jugement de la postérité plus encore que celui du public, sachant que ce livre c’est le siècle, et plus encore, le temporel devenant universel : cet humain, acteur émancipé incarnant une réalité sans cesse recomposée par son propre devenir. 1862, 2018, même combat : ce roman, affranchi du cercle restreint de la circonstance, participe activement, dans sa traversée du temps et de l’histoire sociale, à l’accroissement du possible humain.

Dans la genèse du roman filtrent les prémisses de l’idée nodale, on ne peut s’empêcher d’y voir le reflet d’une réflexion en conséquence de deux faits notables survenus dans la vie de Victor Hugo. Deux accidents qui vont lui insuffler cet élan de sublimation, cette quête spirituelle qui élève l’homme au rang de la divinité et lui fait toucher du doigt le voile sacré du mystère : l’inspiration. Cette compagne qui viendra en ces années 1840 chambouler le désert hugolien en bouleversant les hiérarchies des certitudes établies au détriment de l’essentiel, et cautériser deux plaies purulentes qui n’auront de cesse de le culpabiliser. Le 4 septembre 1843 – la mort de Léopoldine – puis la révélation publique de sa liaison avec la jeune Léonie d’Aunet, le 5 juillet 1845, l’obligeant à quitter Paris tandis que sa maîtresse est emprisonnée puis placée au couvent des Augustines…
Un vulgaire délit d’adultère et voilà que l’ogre se réveille, Hugo se métamorphose et les carnets se remplissent à vive allure, poésie et prose romanesque naissent de la main de celui qui, désormais, vit reclus. Avec l’histoire d’un forçat promis au rachat, Hugo fera de 1845 le départ de son ascèse personnelle : une fiction qui l’autorise à rêver par-delà les frontières…

Interrompu en 1848, repris en 1860 à Guernesey, le roman va s’enflammer car Hugo n’est plus celui qui publia les Burgraves, une fois encore ayant fait peau neuve : c’est le pamphlétaire des Châtiments, l’interprète de la Bouche d’ombre, le banni qui a osé affronter le tyran et le ridiculiser dans Napoléon le Petit qui va reprendre ce qui sera alors Les Misérables en dansant littéralement au-dessus du volcan. Hugo n’a plus rien à perdre, les expériences survenues depuis 1851 l’ont ancré dans un monde de souffrances et de hantises personnelles que Les Contemplations (1856), dans une poésie lyrique et originelle sacralisent sous le sceau de la mort de Léopoldine, par l’usage d’une langue qui épouse la courbe de la destinée.
Angoissé, doutant, s’en remettant aux séances de spiritisme, Hugo marche sur des braises, délaissant le roman pour mieux le reprendre quelques mois plus tard, comprenant que son personnage principal n’est autre que… l’infini.

Les Misérables est donc un roman sur l’infini, un essai sur la méditation continue, sur la notion de divin avec ses ramifications vers la pensée et l’intuition, clés indispensables pour accéder à l’intériorité, ce Moi qui vous effraie tant, ce pourquoi vous perdez autant de temps devant la télévision ou à faire des fêtes débiles en poussant des cris de gorets avinés… tout faire pour ne surtout pas se retrouver face à soi-même.
L’infini hugolien en haute valeur humaine à voir aussi comme une opposition farouche à l’idée défendue par Balzac qui pense l’ordre social comme une structure stable, une manière de fin de l’humanité. Pour Hugo, l’humanité souterraine et souffrante exige de lui une écoute acceptée à hauteur d’homme, fraternelle.

C’est aussi un livre religieux, comme l’avoua Hugo lui-même, mais pas au sens où l’on pourrait le comprendre, religieux par la célébration de l’oblativité exemplaire des justes, à renouveler la foi dans un peuple à venir – à méditer en ces temps où le dernier chic consiste à dénigrer nos ancêtres et s’accuser sans cesse des pires turpitudes, à se battre la coulpe à tous les dîners. Victor Hugo rêvait de progrès et de vérité, soulignait les prérogatives de l’Esprit sur les menées à courte vue du positivisme et du rationalisme – encore d’actualité quand on voit les ravages de l’Intelligence artificielle dans le monde du travail, et bientôt dans nos vies privées.

C’est enfin un livre sur l’amour : aimer est le commencement de tout, et la fin absolue ; c’est par cette explosion créatrice que passe Jean Valjean en accomplissant la promesse faite à Fantine. En arrachant Cosette aux Thénardier il entre dans la sphère infinie de l’amour, ce possible du cœur et de la passion.

Livre-somme, donc, livre-bible qui aura aussi ses détracteurs dont Lamartine (roman dangereux pour le peuple dont il aspire à être évidemment le code) et Bloy, mais aussi ses défenseurs et adorateurs dont Tolstoï qui, à sa lecture, décida de ne pas écrire son roman sur les décembristes pour se lancer dans une fresque historique de 1812 qui va devenir… La Guerre et la Paix (1869).

En annexes, L’Atelier donne à lire des textes de la main de Victor Hugo, occupant un orbe proche du centre générateur du roman : des extraits de projets de préface, des textes brefs et des ébauches qui permettent au lecteur de se faire une idée du processus de réélaboration entrepris par Hugo à partir de la première version de ce qui s’appelait alors dans son projet éditorial les Misères. La dernière partie présentant des pages, chapitres écartés de la version définitive…
Dans les Images sont accessibles le gisement de types, de mythes et autres symboles que constitue le roman. Déjà, à l’époque, le succès se profilait par la grâce des relais que la scène et le dessin (la force de l’image !) fournissaient, dont les fameux croquis de Gustave Brion et facilités au fils des décennies par les progrès des techniques de reproduction.

Une dernière partie présente des dessins, encres et lavis de Victor Hugo, réalisés au moment de la rédaction du roman.
Le poète se fait peintre, une main agile qui libère des glissements, des jaillissements qui révèlent la volonté de projeter, par l’image et le geste, par la métaphore ou le symbole, tout un complexe extrêmement dense de valeurs et de significations. L’étude des portraits de Thénardier ou de Gavroche démontre ces profils habités de leur propre univers, arborant une expression qui est aussi une forme de langage…

Ce volume contient :
Introduction, chronologie, note sur la présente édition
Les Misérables
L’Atelier des "Misérables"
– Extraits de la Préface philosophique et autres projets de préface ; ébauches ; pages écartées du manuscrit
Images des "Misérables" – Dessins, encres et lavis de Victor Hugo ; les personnages du roman dessinés, gravés et photographiés (1868-1900) ; dessins de presse (1862-1893)
Note sur le texte ; notes et variantes ; bibliographie

François Xavier

Victor Hugo, Les  Misérables – nouvelle édition établie par Henri Sepi avec la collaboration  de Dominique Moncond’huy, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", n°85, février 2018, 1 824 p. –, 65 € jusqu’au 30 juin 2018 puis 72 €

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