Les « bons sauvages », leur univers en péril

La mémoire de l’humanité est en danger. Tout l’agresse, la ronge insidieusement, en menace l’intégrité et la diversité, en pervertit l’authenticité naturelle, conquiert ses terres ancestrales. Entre les périls externes et les pièges internes, les peuples premiers sont pris en étau. D’un côté par la curiosité des pays civilisés, leur besoin de trouver des racines à leur déracinement et d’apprendre d’autres secrets de vie, le désir sans doute sincère de les protéger contre l’invasion de la modernité et contre le profit, mais appliqué en théorie seulement. De l’autre, par leur légitime aspiration à accéder à un niveau de vie supérieur, à acquérir des biens qui assurent l’accès aux facilités dans le combat quotidien de leurs existences, se déroulant en général dans un espace qui est paradis et enfer mêlés, à devenir à leur tour civilisés, c'est-à-dire à bénéficier des bienfaits de la civilisation si tant est que ce mot par rapport à leurs modes de vie et leur sagesse constitue un progrès et une fin. Des deux côtés, on note un désir de connaissance réciproque, on observe tout autant une méconnaissance des réalités de chaque camp, avec à terme les désillusions que procurent aussi bien la croissance à outrance que les rêves de Robinson. Double incompréhension, mauvaise interprétation de ce que chacun peut apporter à l’autre, ambition de pénétrer les plus vénérables traditions chez les uns, appétit de consommer ce qui est censé véhiculer un nouveau bonheur chez les autres. Il ne faut l’oublier, ces ethnies en marge sont les témoins fragilisés de notre passé commun. Elles ne sont pas des éléments à ajouter à notre impatience d’un monde meilleur, à l’instar de ces animaux qui disparaissent et que l’on récupère pour les parrainer.

 

La télévision diffuse souvent des reportages sur les tribus primitives d’Afrique, d’Amazonie, de Nouvelle-Guinée, qui nous parviennent à la suite d’un voyage de quelque intrépide explorateur de ces coins inaccessibles de la planète. Ce sont les images des ultimes oasis - repaires, refuges, repères -  à l’écart du reste des nations que, comme l’écrit Patrick Mahé dans sa préface, l’Occident regarde avec intérêt et indifférence « entre une aile de dinde rôtie et la bûche glacée ». De tels reportages, s’ils font prendre conscience de la gravité des situations, prouvent aussi les décalages, les écarts et l’ignorance mutuelle. Les faits concernant la poussée du modernisme sont faciles à mesurer. Chez les Hamers par exemple, pasteurs semi-nomades vivant dans la savane sèche et vides d’Ethiopie, les Kalachnikovs remplacent dorénavant les lances. En Amazonie, heureux et libres pendant cinq siècles, les Awa Guajas vivent nus et en harmonie si étroite avec la nature que celle-ci est leur propre camouflage. Sous la pression des sociétés minières ou des fermiers, survivent à peine 250 000 individus alors qu’au temps de Cabral, ils atteignaient les 5 millions. Même désolation, mêmes interrogation chez les Masuanes, nomades des montagnes des Moluques, vivant de chasse et de cueillette : le gouvernement indonésien a converti leur territoire forestier en rizières. Quel avenir pour les enfants de ces familles qui se voient privées de leurs ressources ? Ailleurs, partout où subsistent des peuplades primitives, les mêmes scénarii se répètent : déforestation, expropriation, exode. Les Mikeas, membres d’une tribu située au sud de Madagascar, courageux, habiles, observateurs des étoiles pour comprendre le temps, cèdent leurs terres et perdent leurs coutumes devant l’extinction de leur habitat.

 

Curieux de connaître depuis sa jeunesse ces peuples négligés et perdus de l’autre côté de la planète, réalisateur de plusieurs films notamment Raoni, très attaché à la protection de l’environnement, Jean-Pierre Dutilleux décrit grâce à des photos prises sur le vif et dans l’action même des héros de l’âge des cavernes, la vie au jour le jour de ces peuples, que ce soit dans la quête de nourriture, les marches avec les troupeaux, les fêtes, l’accueil spontané ou la crainte de l’étranger, les cérémonies, les deuils. On reste admiratif devant l’habileté des motifs de décoration lors d’un mariage, la beauté des parures en plumes d’oiseaux et coquillages, la dextérité des pêcheurs, le savoir des chefs pour construire un abri ou pressentir l’animal à tuer, l’endurance des chasseurs, la patience des mères pour préparer les repas, l’utilité des rites observés, la joie des danses.

 

Livre à la fois émouvant et magnifique, par l’humanité profonde qui émane de ces visages ouverts, bons, naïfs, malins, confiants, braves, sereins, inquiets. Par ces regards qui, devant l’objectif de l’homme blanc, se demandent pourquoi, pour qui, cette approche d’un second monde et cette intrusion dans leur monde. Par cet appel lancé, qui demande le respect et le droit à vivre comme l’on vit depuis toujours. Les questions qui se posent sont nombreuses, entre préservation et coopération. Si ce livre n’apporte pas les réponses et se veut avant tout documentaire, en montrant la qualité des rapports familiaux, l’adaptation au milieu, la logique des usages, l’intérêt de la transmission orale, le charme des légendes, ces pages permettent en tous cas de considérer ces derniers rescapés de la civilisation d’hier avec déférence.  

 

Dominique Vergnon

 

Jean-Pierre Dutilleux, Tribus, les Peuples premiers, Vilo, 224 pages, cartes et photos, 25x 29 cm, avril 2013, 39 euros.

    

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