Veni etiam, revenir à Venise

Encore Venise ! Plutôt écrire Venise encore et toujours. Se lasser de cette cité qui du fond de l’Adriatique rayonne sur toutes les autres villes, les élimine par sa superbe naturelle, les devance dans les palmarès en raison de son site unique, les rend jalouse de ses attraits, les occulte de son ombre inaltérable, impossible ! Trop de beautés architecturales réunies, trop d’histoires vécues grâce à la puissance des doges, trop de trésors accumulés, trop de charmes rassemblés pour ne pas accorder à la Sérénissime une nouvelle attention, un hommage répété, une reconnaissance constante. La remercier d’ainsi enrichir l’humanité par sa seule existence ! Venise, ville poème de pierres et d’eau mêlées, de gloire et de séductions associées, qui offrent ses calli, ses sestiere, ses campi et campielli, pour la rêverie, la réflexion, des rencontres, des satisfactions distillées peu à peu, la joie d’entrer dans une église voir un Tintoret, de franchir un pont, de visiter un musée, de se réjouir de sa cuisine, d’écouter un concert à La Fenice, d’avoir le hasard pour guide et l’élégance d’une veduta pour plan.

 

On respire la mer et le ciel à Venise, le regard succombe à toutes les palettes du visible, de l’or au bleu, des gris aux rouges, l’ouïe entend des rumeurs venues de l’horizon ou alors de la maison voisine, le goût est sollicité sans cesse, les sens sont en alerte, l’un par une chanson qui resurgit dans la mémoire, l’autre par une odeur qui déjà le flatte. On se souvient de Maurice Barrès qui écrivait que « tous les sons courent nets et intacts dans cet air limpide où les murailles les rejettent sur la surface de la lagune qui elle-même les réfléchit sans les mêler ».

 

Se promener dans ce labyrinthe en partie double, qui se reflète et se correspond dans le jeu de sa géographie : au sol, les rues et les ponts ; sur l’eau, les canaux et leurs ramifications. C’est un dialogue permanent, discret, un enchantement que tout le monde veut connaître, revivre, découvrir, partager. L’histoire est présente, à chaque instant, à un détour inattendu de la marche. On a l’impression que Guardi a peint ces personnages qu’on voit s’agiter devant San Marco, que Tiepolo pour ses décorations s’inspire sans les altérer des nuées légères, que Canaletto n’a rien omis ou exagéré, que Giorgione prenait ses teintes dans la texture même des choses, que Goldoni pour rédiger ses comédies a observé des gens que le passant côtoie, que le gondolier fredonne ce que Vivaldi composait. On va sur les pas de Paul Morand, d’Hemingway, de Julien Gracq, de Wagner, de Georges Sand, d’Henri de Régner qui a chaque séjour, avait le sentiment de retrouver ici « sa patrie ».

 

Le maître se mêle au poissonnier, l’acteur se confond avec Don Giovanni, la belle attend Casanova. Théâtre posé sur l’eau, opéra qui a pour plafond le ciel, pour rideau la découpe des clochers et les enchevêtrements des toits aux tuiles vermillon ou carmin. La ville lâche ses amarres pour conquérir le monde, commercer avec l’Orient et les Amériques, dominer les nations. L’humour d’hier a tous ses droits aujourd’hui. « Vous ne pouvez rien imaginer de plus drôle qu’une crinoline entrant dans une gondole » disait Mérimée à l’impératrice Eugénie ! Le rire des Vénitiens s’entend partout.

Livre écrit à quatre mains et voulu dans un seul élan, le « Venise » que proposent ces deux auteurs est un nouvel appel à voir autrement la cité dogale, à lui réserver une fois encore notre attention pour en percevoir l’admirable agencement, l’unicité des architectures, l’élaboration dans ses moindres détails d’une civilisation se suffisant à elle-seule, à ses symboles et ses fonctions, pour constituer l’incroyable dépôt des cultures universelles. Ils invitent le lecteur à visiter un à un les monuments, les églises, les bâtiments officiels et les demeures privées. Grâce aux photos dont la qualité inouïe, les prises d’angle, le rendu des perspectives, la taille enfin permettent de voir d’une certaine manière en direct ce paysage sculpté, on se sent spectateur immédiat, hôte privilégié, témoin personnel de ce parcours que ces pages balisent d’une manière aussi aimable que souveraine.

 

Aujourd’hui, Venise résiste à son destin de devenir une sorte de vaste aire de loisirs, de paradis pour touristes, de ville terrestre rattachée au continent. L’eau la protège, l’eau la délimite, l’eau la façonne. « Intacte dans sa substance même, malgré il est vrai quelques déchirures et quelques offenses, elle conserve sa forma urbis ». Sa gloire passée demeure entière. Pour notre bonheur.

 

Dominique Vergnon

 

Massimo Favilla, Ruggero Rugolo, Venise, Vilo éditions, 144 pages, 150 illustrations couleurs, 27,5x32,5 cm, octobre 2013, 37 euros

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.