Jazz. Harlem, le grand retour

Le jazz, tant classique que traditionnel, connaîtrait-il un regain de faveur ? Tout incite à le croire. Certes, il n’avait jamais totalement disparu dans ses formes que l’on pourrait dire canoniques. Il cheminait toujours, mais de façon quasi clandestine. Réduit à la portion congrue. Absorbé par ce que l’on est accoutumé de nommer world musicet qui polarise depuis quelques années, chez nous, l’intérêt des médias, qu’ils soient ou non spécialisés. Sans compter celui des organisateurs de festivals. Mais cela est une autre histoire.

Saluons donc comme il convient la sortie de l’album « The Lion And The Tiger » (1). En un album de deux disques, la reconstitution de deux séances d’enregistrements gravés à New York, en février et juin 1972, pour le film « L’aventure du Jazz » de Claudine et Louis Panassié, par deux monstres sacrés : le pianiste Willie « The Lion » Smith et le batteur Jo Jones. Le premier fut une figure éminente du style stride, pratiqué à Harlem. Son surnom de Lion fait référence à la bravoure dont il fit preuve durant la Grande Guerre, sur le front français (épisode que rappelle, du reste, son interprétation, dans le présent recueil, de La Madelon). Le second influença la plupart des batteurs de son époque, à savoir la période swing et au-delà. Son séjour d’une dizaine d’années dans l’orchestre de Count Basie lui valut une notoriété méritée et le surnom de Tigre, allusion à « l’extrême souplesse de sa pulsation » et à « sa détente de félin » – les commentaires sont dus à Hugues Panassié en personne.

La rencontre, proposée ici dans son intégralité, dépoussiérée, augmentée d’inédits, jalonnée de commentaires, de considérations, de conversations entre les deux protagonistes, illustre parfaitement ce qui caractérise le jazz. Tout d’abord, le swing, un domaine dans lequel l’un et l’autre sont passés maîtres. Ensuite, l’art de l’improvisation, qui suppose une imagination et une musicalité constantes. Enfin, l’entente entre les deux partenaires Non seulement ils s’expriment dans le même idiome mais font preuve d’une connivence exceptionnelle. Un duo qui présente non point un pianiste accompagné par un batteur, mais un dialogue d’égal à égal, où chacun intervient au même titre, sans la moindre prééminence. Fructueux, en ce que l’écoute mutuelle entretient une stimulation bénéfique. Un grand moment, d’autant plus émouvant qu’il s’agit des derniers enregistrements de Willie Smith qui devait décéder quelques mois après. Prémonition ? Il joue ici Didn’t He Ramble, morceau traditionnel des enterrements à La Nouvelle-Orléans.

On retrouve Willie « The Lion » Smith dans deux des morceaux d’un disque intitulé « Harlem à Limoges » (2). Un album d’inédits où il voisine avec Claude Bolling, Buck Clayton, Guy Lafitte, Mezz Mezzrow, Albert Nicholas, Don Byas, Bill Coleman et Lionel Hampton. Autant de musiciens enregistrés de façon plutôt artisanale pour Radio Limoges lors de concerts organisés, entre 1949 et 1956, par Jean-Marie Masse, fondateur et président du Hot Club de Limoges. Cette compilation présente une valeur incontestable de témoignage sur la bonne santé du jazz, singulièrement en France et plus particulièrement à Limoges, pendant plus d’une décennie. En même temps, sa portée purement sentimentale n’est pas moindre : elle prend en effet place dans un projet de grande envergure intitulé Hot Vienne et organisé cette année autour des archives de ce passionné de jazz, disparu en 2015. Outre la réalisation de ce disque, l’événement se déclinera jusqu’à la fin 2018 en plusieurs expositions dédiées à l‘histoire du jazz en France (l’une est consacrée aux peintures et dessins de Jean-Marie Masse), concerts, colloque, conférences et projections de films. Sans compter l’édition d’un livre passionnant, abondamment illustré, portant, lui aussi, le titre de « Harlem à Limoges » (3).

Il convient ici de rendre l’hommage qui lui est dû à celle qui est la cheville ouvrière de ces manifestations, Anne Legrand. Sans elle, sans sa passion alliée à la rigueur et à la connaissance du sujet, rien de tout cela n’aurait pu être entrepris. L’imposante collection de Jean-Marie Masse – quelque 3500 disques 78 tours, 5000 33 tours, des vinyles divers, des photos, plus de 500 ouvrages sur le jazz, des milliers de manuscrits, une copieuse correspondance avec les grands musiciens – dormirait encore dans les archives de la Bibliothèque de Limoges. Inaugurée le 9 juin, l’exposition qui est consacrée à ce fonds exceptionnel, dont une grande partie reste encore à exploiter, offre à l’amateur de jazz des richesses inestimables. Elle témoigne aussi de l’exemplarité d’une entreprise originale. Réconfortante, aussi, dans la mesure où elle montre que l’intérêt pour le jazz, dans son expression la plus pure, demeure toujours vif.

Jacques Aboucaya

1 – « The Lion And The Tiger » 1 album de 2 CD Frémeaux & Associés / Socadisc

2 – « Harlem à Limoges : Radio Shows 1946 -1959 » 1 CD + livret de 30 pages, textes et photos, sous la direction de Daniel Nevers et Anne Legrand, éd. Saga

3 – Harlem à Limoges, une histoire du jazz à Limoges, catalogue sous la direction d’Anne Legrand, Les Ardents Editeurs.

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