Jazz. Un état des lieux

Sans entrer dans la polémique sur l’utilité ou la vanité du carcan sanitaire imposé actuellement, force est de constater que le secteur artistique est l’un des plus touchés – pour ne pas dire pénalisés. Singulièrement, pour s’en tenir au domaine qui nous intéresse ici, celui du jazz. Nombre de musiciens en sont au point de se poser la question de leur survie – artistique s’entend : plus de festivals, plus de scènes où se produire. Plus de clubs. Plus de public, cet élément capital pour une musique vivante.

Par bonheur, certains n’ont pas renoncé à maintenir le contact, par tous les moyens à leur disposition. A preuve, la floraison de disques publiés depuis quelques mois. Albums autoproduits, le plus souvent, nécessité oblige. Sans prétendre à l’exhaustivité, attardons-nous sur  quelques-uns tout à fait dignes d’intérêt. Ils témoignent de la vitalité d’une musique restée fidèle à sa tradition.

J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de commenter ici les albums de Thierry Ollé dont le parcours témoigne d’une parfaite connaissance du jazz, depuis ses origines louisianaises jusqu’à ses développements plus récents, incluant, notamment , les apports du rhythm’n’blues. Troquant le piano pour l’orgue Hammond B3, il a enregistré, en compagnie du saxophoniste et chanteur Matthieu Allemandou et du batteur Pierre Costes un CD où s’épanouit sa maîtrise d’un instrument dont il exploite à merveille toutes les possibilités. Swing, richesse d’invention, les qualités du pianiste se retrouvent dans un répertoire où Irving Berlin côtoie Horace Silver et Harry Belafonte, entre autres. Sans oublier le leader lui-même, tout feu tout flamme (c’est le titre d’une de ses compositions) à la tête d’un trio homogène. Tel se présente, en effet, le groupe  des Blinkers dans « For Fun & Dance » (1). Un disque rafraîchissant, allègre, qui n’a rien d’un signal de détresse, comme pourrait le suggérer le nom du trio.

Semblable alacrité chez Claude Tissendier qui perpétue, à la tête du dernier avatar de son Saxomania, la grande tradition du jazz, celle des John Kirby ou Benny Carter dont il propose depuis des lustres  de pimpantes relectures. Son New Saxomania a pris de l’ampleur : c’est un octette qui inclut toute la palette des saxophones, du soprano au baryton. Voilà qui ouvre un vaste champ aux qualités d’arrangeur du leader, capable d’imprimer sa marque propre aux compositions d’Horace Silver ou Oliver Nelson, deux musiciens largement sollicités dans cet album éponyme (2). L’ampleur nouvelle conférée à un groupe soudé permet au leader de manifester tout son talent de coloriste en mariant de façon subtile les sonorités des solistes. Ceux-ci sont remarquables, en particulier lui-même au soprano. Quant à la rythmique, elle remplit parfaitement son office, Gilles Réa à la guitare suppléant l’absence de piano. Un disque pétri de swing, dont la séduction perpétue celle des albums précédents de Claude Tissendier. Une valeur sûre plusieurs fois couronnée  au cours d’une carrière bien remplie.

Le trompettiste Jérôme Etcheberry se révèle, lui aussi, arrangeur accompli. A la tête de son Popstet composé de huit musiciens, ce spécialiste du jazz originel  plonge l’auditeur dans l’univers de Louis Armstrong avec son album « Satchmocracy » (3). D’impérissables chefs-d’œuvre qui ont fait la gloire du premier grand soliste de la trompette, de Tight Like This à West End Blues, de Cornet Shop Suey à Big Butter And Egg Man en passant par Hotter Than That ou Weather Bird, tous les grands classiques immortalisés par le Hot Five ou le Hot Seven retrouvent des couleurs nouvelles. Poser ses pas dans ceux d’Armstrong sans tomber dans la copie ou la caricature,  respecter l’esprit de celui-ci sans  demeurer esclave de la lettre ; voilà qui relevait de la gageure. Pari tenu, avec un brio indéniable.

Pendant ce temps, le label Frémeaux & Associés poursuivait, lui aussi, une entreprise dans laquelle il excelle : ressusciter le jazz des temps passés, plonger dans ses arcanes pour en faire ressurgir les grands moments et les grands interprètes. Parmi les dernières explorations, deux méritent une attention particulière : « Jazz Ladies. The Singing Pianists 1926-1961 » (4) fait se côtoyer des stars mondialement célèbres (Aretha Franklin, Nina Simone, Shirley Horn ou Rose Murphy) et d’autres moins connues  mais non moins valeureuses (Camille Howard, Cleo Brown, Julia Lee).

L’une d’entre elles, Blossom Dearie, se voit consacrer une anthologie sous le titre « Blossom Dearie Little Jazz Bird 1952-1959 » (5). Deux coffrets enrichis de livrets excellemment présentés (telle est la tradition de la maison) par Jean-Paul Ricard et Jean Buzelin pour le premier, Olivier Julien pour le second. 

Autant de témoignages propres , dans la morosité des temps, à maintenir ou susciter l’espoir : non, le jazz, solidement enraciné, n’est pas mort. Il n’attend, pour refleurir, qu’un rayon de soleil.

Jacques Aboucaya

1 – The Blinkers – « For Fun & Dance » 1 CD autoproduit / www.blinkerstrio.com

2 – Claude Tissendier « New Saxomania », 1 CD autoproduit / www.claudetissendier.com

3 – Jérôme Etcheberry Popstet « Satchmocracy. A Tribute To Louis Armstrong » 1 CD Camille Productions / Socadisc

4 – «  Jazz Ladies The Singing Pianists 1926-1961 » 1coffret de 3 CD Frémeaux & Associés / Socadisc

5 – « Blossom Dearie Little Jazz Bird 1952-1959 » 1 coffret de 3 CD Frémeaux & Associés / Socadic.

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