Jean-Marie Bouissou propose avec "Manga" une passionnante histoire de la BD japonaise considérée comme un art à part entière

L’art du pays du Soleil Levant

Fan de culture populaire de la première heure (qui dit contre-culture ?) , j’ai toujours eu une attirance qui peut paraître coupable aux yeux de ce lectorat pour la bande-dessinée.  Cependant depuis mon plus jeune âge, je me suis éloigné des Van Hamme et autre Moebius pour porter mon regard sur le comic book américain et le manga japonais. Toujours est-il qu’il est difficile au regard de l’intelligentsia classique de démontrer correctement l’intérêt en tant que vecteur intellectuel desdits ouvrages. Pourtant, avec une précision et avec maestria réjouissante, Jean-Marie Bouissou m’a donné l’occasion de regarder le manga d’une autre façon.

Portrait d’un medium à part

Tout au long de son essai, Jean-Marie Bouissou parvient à dresser un tableau quasi exhaustif du manga. À travers trois grandes parties distinctes, il conte à merveille l’histoire du manga, puis aide à la compréhension de sa lecture puis finit par en exposer les différents genres.

Ne cherchant jamais une quelconque réhabilitation culturelle d’un art qu’il semble pourtant grandement apprécier, l’auteur parvient donc en revanche à expliquer tout du long comment comprendre ce media qui nous semble si lointain. Apparu en France par le biais de l’animation à la fin des années soixante dix avec Goldorak, pérennisé par certaines émissions jeunesse du petit écran, puis transfiguré avec la publication d’Akira dans les années quatre-vingt dix, le manga a encore de nos jours bien mauvaise presse auprès du milieu intellectuel français. Parcourir cet essai c’est apprendre que ses sources remontent au dix-neuvième siècle, que sa lecture que l’on trouve si brouillonne dans le graphisme fait pourtant mieux ressentir l’émotion que n’importe quelle bulle européenne et que la diversité des genres relève plus du cinéma ou de la littérature que la bande-dessinée franco-belge. 

Il en ressort donc un outil culturel vraiment à part, spécifique à son pays d’origine et dont les normes peu conventionnelles s’ancrent dans la réalité la plus brute.

Un art à l’oriental ?


Le manga représente aujourd’hui une majorité des ventes de bande-dessinée sur notre territoire. Pourtant, l’impact économique ne va pas de paire avec une reconnaissance à l’échelle culturelle. Souvent décrié comme violent, laid, inepte, absurde voire moralement dérangeant, le manga n’a pas fini de s’attirer les foudres de ligues parentales bien pensantes et les railleries du milieu intellectuel. Pourtant, c’est en fait mal comprendre les enjeux de ce qui est un véritable média au Japon à l’inverse de la bande-dessinée en Europe. Car depuis les années trente et jusqu’à aujourd’hui, le manga n’a de cesse de grandir avec le Japon et d’améliorer son fonctionnement social. Car il suit la même trajectoire culturelle tragique puis triomphale d’un Etat passant du totalitarisme impérialiste le plus abject à la toute puissance économique d’un état désormais pacifique mais traumatisé par l’holocauste nucléaire et d’une défaite cuisante. Le manga sert en effet les aspirations économiques et sociales pas seulement comme vecteur de propagande pendant la guerre mais aussi dans la vie quotidienne. Il n’a de cesse de décrypter les enjeux sociaux d’une société, pas seulement en reflétant les différents aspects comme tout autre forme d’art, mais également en véhiculant un véritable mode comportemental. Il permet ainsi de servir d’exutoire cathartique et de leçon de vie, prenant une place aussi importante que la télévision dans la société occidentale. Et ce à travers une multitude de genres possibles. Parce qu’il s’immisce au sein même de l’activité des foyers car il est destiné à toutes les tranches de la population japonaise, le manga nous paraît donc comme abscons. Pourtant il réussit là où la bande-dessinée franco-belge et le comic book ont échoué, ne parvenant pas vraiment à renouveler son lectorat. Le comic book a d’ailleurs raté le tournant de l’après-guerre que le manga a réussi, car s’ils ont été tous deux vecteurs de propagande, seul le manga est parvenu  à s’ancrer au quotidien dans la société alors que l’après « Captain America » n’aura servi qu’à un descriptif classique d’un état social. Et c’est justement parce qu’il se nourrit de cette même société que le manga parvient à produire une richesse culturelle sans précédent pour ce type d’art graphique. 

De cette richesse, on peut retenir son inspiration graphique provenant non pas de la bande dessinée mais du cinéma (il est vrai qu’on perçoit plus des plans à la lecture d’un manga qu’à des cases classiques). Et de cet univers nous parvient désormais des cinéastes hors norme qui contribuent peu à peu à réhabiliter le media dans nos contrées. Car de Myasaki à Oshii, tous peuvent dire merci à Tezuka et ses congénères de leur avoir inculquer un savoir-faire unique.

Passionnant de bout en bout, cet essai nous entraîne donc dans les entrailles d’un art iconoclaste contrastant à même avec son graphisme noir et blanc. Toujours pertinent, Jean-Marie Bouissou nous invite donc à regarder d’un œil nouveau une forme d’art à la fois si loin et si proche des traditions franco-belge dont l'inaltérable Tintin serait le centre.


François Verstraete  

Jean-Marie Bouissou, Manga, Philippe Picquier, 414 pages, octobre 2010, 19,50 euros
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