Monsieur Spleen, Henri de Régnier vu par Bernard Quiriny

Ni amateur de Régnier ni ne connaissant Quiriny, il est d’abord difficile de juger un livre écrit sur l’un par l’autre ; a fortiori quand le second entend se servir du premier pour donner libre cours à une confession masquée à l’intérieur de laquelle il décrit sa psychologie artistique sous les oripeaux de celles de Régnier. D’où l’ambivalence du lecteur à l’égard de ce livre dissimulé dans l’essai qui dessine le credo de Quiriny en matière de littérature ; d’où encore une lecture intéressante mais anecdotique au début qui, au fur et à mesure des pages, amorce une réflexion plus complexe sur l’engagement littéraire, parfois semble dire le contraire de ce qu’il prétend et finalement s’annonce comme un œuvre originale cachée derrière le rideau de l’exercice de style !


Un essai en forme de linceul


L’entrée n’est pas folichonne, élégante à l’écriture, c’est Régnier présenté comme une curiosité d’époque pour esthète de l’inutile. Régnier ? Pourquoi pas ! Répond Quiriny ; parce qu’il n’est pas plus bizarre de s’intéresser à lui que de collectionner les timbres et qu’il existe, à l’instar des paraphilies, certains enthousiasmes étranges pour des choses dénuées de tout autre intérêt que celui d’avoir existé un jour. Ecrivain précieux et daté, star de la littérature et has been de son vivant, mari cocu et père sans consistance – il est vrai de l’enfant d’un autre. N’en jetez plus ! Si vous pensiez sortir des clichés qui lui valent sa réputation dans l’histoire de la littérature, pour ceux qui, l’âme heureuse, ont déjà entendu parler de Régnier, abandonnez ce livre, Quiriny n’entend pas déceler la part de miracle à même de découvrir dans certaines œuvres d’ordre second un livre majeur… il vérifie les clichés pour nous dire que « oui », le sort que l’on réserve à Régnier – l’oubli – est mérité.


Drôle d’exercice qui consiste à soulever le drap de l’indifférence pour vérifier qu’effectivement elle est justifiée sans néanmoins rejeter poliment le linceul sur le cadavre et en profiter plutôt pour l’exposer à la vue de tous ! Et si ne perçait à chaque phrase, phrases d’une élégance sans date et d’une sobriété classique, un réel attendrissement de Quiriny pour son sujet, dépeint nul – au sens de neutre – mais dépeint sympathique, le lecteur soupçonnerait quelque règlement de compte. Or il n’en est rien, non pas que Quiriny désire susciter un engouement nouveau pour l’auteur de « La double maîtresse » qui ne reviendra pas sur le devant de la scène grâce à lui – très loin de là –, mais parce qu’il nous semble que Régnier tient lieu de prétexte et que l’art de Régnier que Quiriny expose c’est la vision de Quiriny sur l’art de … Quiriny.


D’un essai l’autre


Fait étonnant, les pages les plus enthousiastes, celles où Quiriny cite à foison celui dont elles parlent, et en continu, comme c’est la coutume dans les biographies qui visent à donner l’envie de lire le poète dont elles tirent leur sujet, sont celles consacrées au fils de Régnier… et de Pierre Louÿs – Pierre de Régnier. Ebauche d’un autre livre, beau sujet, celui lequel, après que son prédécesseur ait raconté l’écrivain destiné au Léthé, chanterait la destinée d’un auteur mort né, la descendance de quatre poètes mineurs qui, tandis qu’il aurait peut-être pu les surpasser, a cru plus juste de disparaître à la trentaine, rongé d’alcool, sans que les dons qui le prédisposaient à une œuvre ne la confirme jamais… Mais passons car ce sont là les seules pages sinon de flammes de flammèches qui ne brilleront qu’un instant avant que le gris des cendres ne retrouve son empire.


Terne Régnier suggère Quiriny, élégante statue dont le métal, que l’espace de quinze années on crut d’argent, a passé pour se découvrir de taule mais que Quiriny voudrait rendre de bronze pour qu’au moins elle dure. Car en dépit de toutes les raisons objectives qui poussent Régnier au cimetière de la littérature, cette nécropole comble ignorée des classiques qui lui préfèrent nos bibliothèques, Quiriny ne désespère pas de sauver l’ancien académicien. Ainsi, l’auteur des « contes carnivores » grâce à une clé qu’il offre à son lecteur en guise de conclusion ouvre son livre en deux pour en laisser apparaître un autre, plus sombre peut-être et plus compliqué certainement, lequel demande d’être d’appréhender à l’aune mélancolique de la confession voilée de Bernard Quiriny…


Reste alors à découvrir un livre assez amer, et beau dans son amertume désabusée ; espèce d'Héautontimorouménos d’encre et de papier qui pourrait presque sembler glaçant dans le détestation de soi – non qu’il exsude une quelconque haine masochiste mais en raison de la triste platitude d’un talent sans fougue qu’il expose et en lequel Quiriny semble nous dire qu’il se retrouve – si Bernard Quiriny ne prenait Henri de Régnier comme saint Patron des auteurs seconds, familiers des faubourgs d’une gloire qu’ils ne touchent ici que pour la voir s’éloigner de plus belle dans le firmament de l’histoire littéraire, et faire de lui un prince inabouti certes, moins de pacotille d’ailleurs que régent, pris entre les feux de deux règnes qui ne manqueront pas de faire oublier le sien mais, à l’instar de Crowley déclarant à propos du Christ, qu’il singeait : « une couronne d’épine est encore une couronne », sans oublier de nous rappeler justement que derrière chaque prince régent demeure un prince avorté…


Confession d’un masque 


Paradoxe, et non le moindre, où se résume et se révèle ce livre faussement anodin : engager la perspective d’une autobiographie esthétique, en cachant sa pudeur derrière celle d’un autre pour mieux abîmer son orgueil mais se flatter tout de même ; puisqu’à la fin Régnier, qui fut admiré de Proust, n’est pas non plus n’importe qui et que Quiriny lui-même concède que ceux qui se moquent de sa passion pour le poète symboliste rendent culte au Père Lachaise à Oscar Wilde, auteur étranger à la ringardise que l’on reproche à Régnier. Et si comparaison n’est pas raison voici du moins de quoi brouiller l’azimut de nos boussoles. Régnier dans le cœur de Quiriny vaudrait bien Wilde… et Régnier c’est Quiriny ! Drôle de mélange, jeu de masques à visage découvert, étrange confession qui nous perd en se racontant tant et si bien qu’à la fin le lecteur s’avoue mieux intrigué par Henri de Quiriny que par Bernard Régnier.


Car si ce livre ne ressuscite pas Régnier – ni ne lui rend vraiment justice peut-être – il offre de quoi exciter notre curiosité envers un écrivain singulier, d’un autre temps, peut-être définitivement passé, celui de la littérature pour le seul amour de l'art, mais qui a eu cependant l’émouvante insolence d’écrire plutôt que d’accepter le néant auquel nous sommes tous destinés…


Remi Lélian


Bernard Quiriny, Monsieur Spleen, notes sur Henri de Régnier, Seuil, mai 2013, 276 pages,21 €


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