Jeff Geeraerts, Le récit de Matsombo : Afrique, adieu !

Le premier roman du Flamand Jeff Geeraerts Je ne suis qu’un nègre fut d’emblée remarqué par Henry Miller et fit une entrée tonitruante sur la scène littéraire dès sa parution en 1962. Cela tenait non seulement à la verdeur de son style, mais aussi à l’audace du thème que l’auteur abordait de front, pour en avoir été le témoin privilégié : la situation du Congo en 1960, dans les mois qui suivirent le départ des colons belges. À travers le regard d’un jeune docteur noir, Geeraerts nous plongeait alors dans un pays déchiré, prêt à retomber dans la dictature, le chaos et la corruption après quelques moments d’euphorie.

 

C’est le personnage central de ce livre qui réapparaît dans Le Récit de Matsombo, et pour quel terrible déballage ! Reconnu à la terrasse d’un café madrilène par le Docteur Van den Berghe, Grégoire Matsombo n’est plus l’homme traqué par les bandes de rebelles et de trafiquants qui fleurissaient à l’époque dans les moindres recoins de la nation émergente. Il travaille aujourd’hui pour les ambassades, assiste à de prestigieux congrès de chirurgie et jouit d’une superbe villa, en sécurité dans l’Espagne de Franco. Rien de plus normal d’après lui que d’inviter son collègue dans sa demeure pour dignement fêter leurs retrouvailles et échanger les péripéties de leur parcours rocambolesque respectif.

 

Toute la subtilité narrative de Jeff Geeraerts consiste à livrer les aveux de Matsombo en deux temps. Nous avons d’abord droit aux bobards qu’il échafaude – notamment émaillés de citations extraites d’un « Que sais-je ? » sur la médecine légale judiciaire – afin de faire croire qu’il s’en est tiré sans trop se compromettre du nid de serpents où il s’était fourré. Mais son ami, décelant des failles et des contradictions dans le récit de son interlocuteur, lui avoue franchement ne pas prêter foi à la moitié de ses dires. Au lieu de se formaliser de tant d’impertinence, Matsombo reprend du début sa véritable histoire, sans cette fois en dissimuler aucun détail.

 

Commence une confession hallucinée, d’une violence sans frein, qui culminera avec la relation du siège sanglant du village de Bumba. Matsombo révèle avec le plus grand naturel qu’il a lui aussi volé, violé et tué, quand il faisait partie de la troupe de Beloko, « maître de guerre » local.

 

Il faut lire d’une traite ces pages sombrement splendides, écrites dans une langue charnue, marquées par une oralité enivrante, nourries de proverbes et d’emprunts lexicaux africains, et offrant une vision de l’histoire extrêmement pessimiste, donc assez juste. Car ici se confirme cette tendance profondément païenne, propre à l’écriture de Geeraerts, de vouloir mettre en scène l’homme, qu’il soit blanc ou noir, dans sa bestialité, son animalité première. Les masques tombent : ne reste face au lecteur médusé que le portrait d’un prédateur repu ou d’un bourreau, le pied cyniquement posé sur la tempe de sa victime.

 

Cette réédition plaide également pour une traduction de l’œuvre intégrale de Jeff Geeraerts en français. Si l’on excepte les oeuvres récemment publiées par Francis Dannemark, on ne dispose guère en poche que de Black Venus (Éd. Babel), le volet inaugural de la foisonnante tétralogie Gangrène… Francophones, encore un effort donc si vous voulez lire cet auteur majeur du Nord !

 

Frédéric Saenen

 

Jeff Geeraerts, Le récit de Matsombo, Castor Astral, Collection « Escales du Nord, Bibliothèque flamande », traduction de Marie Hooghe, septembre 2005, 180 pages, 19 €

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