Éreintement du Passager, ou l'épuisement de Cormac McCarthy

C'est au début de ce roman qu'il faut faire très attention : se souvenir de chaque détail... Car ensuite, l'intrigue est si décousue, les dialogues si enchevêtrés (souvent sans tirets ni passage à la ligne) parmi les descriptions et les séquences purement narratives – excessivement détaillées – que l’on perd parfois de vue un élément essentiel. Alice est morte, mais l’on peut croire en relisant les deux premières pages qu’elle s’est suicidée en s’allongeant sur le sol glacé : Son manteau se dessinait saupoudré de neige là où elle l’avait abandonné… Son frère Bobby Western fait de la plongée sous-marine afin d’examiner et filmer des épaves, mais a aussi été un grand physicien, tout comme leur père… D’autres personnages mal identifiables, plus ou moins ivrognes et vagabonds, fréquentent ce Western mélancolique, hanté par le souvenir de sa sœur qu’il a passionnément aimée…
Hélas, trois fois hélas, ce n’est qu’à la page 402 que nous apprendrons ce qu’a vraiment voulu faire Alice, et si elle a voulu se suicider ou non. Car l’intrigue est lente, sinueuse, repart en arrière, oublie son thème central : dans l’épave de l’avion que Western et ses collègues plongeurs ont examinée, il manque un homme : le Passager. D’où le titre. Et Western aura les pires ennuis en cherchant à convaincre les hommes d’une agence, venus le tracasser, qu’il ignore où est parti ce foutu passager, si toutefois il y en a eu un. Bon, il semble bien qu’il y en ait eu un, puisqu’on a découvert un canot pneumatique dissimulé sous les palmiers d’un îlot proche du lieu du crash de l’avion. Mais qui est-ce ? Pourquoi les autorités s’intéressent-elles à lui, au point d’envoyer des hommes cambrioler deux fois le misérable logis de Western, volant au passage les archives de son physicien de père, comptes-rendus de discussions avec Dirac, von Pauli, Heisenberg, excusez du peu ?
Nous sommes donc obligés de lire des dizaines de pages de discussions oiseuses, de débats approximatifs, de dialogues entre ivrognes, de délires en italique du Kid Thalidomide qui agite ses nageoires en interrogeant Alice sur ses activités. Autrefois. Oui, autrefois, car le temps de ce roman est quelque peu incertain : cent pages plus loin, on revient sur les anciens boulots de Western, sur la Dodge Hemi Cuda qu’il avait achetée sur un coup de tête… Tant que l’auteur mentionne des muscle cars que nous vénérons, nous poursuivons notre lecture.
Peu à peu, les tics d’un grand écrivain qui se prend pour Faulkner reviennent en nombre : reprise anaphorique de et, pour faire biblique : Il jeta un coup d’œil à l’intérieur et remit le tout dans l’enveloppe et renoua la ficelle et remit le tout sur la table […] L’on vous épargne la suite. Viennent ensuite les descriptions ultra-détaillées, recherchant le véridique afin de pallier le vraisemblable, qui reste défaillant – au sujet d’un programme de la CIA qui écoute la frappe des machines à écrire de l’ambassade russe : Le programme décodait les cliquetis. La longueur de parcours de la touche. La fréquence, les infimes changements dans le timbre de la frappe en fonction de l’angle du marteau. Or l’excellente traduction de Serge Chauvin n’est pas en cause. Il a bien du mérite à reproduire parfaitement ces afféteries…
Il est possible que l’on me demande : et alors, ça donne quoi ? toutes ces histoires de plongée, ce fameux passager ?...
Eh bien, voici (page 527) : Tu te débattais dans ces profondeurs hadales comme un homme qui patauge dans du mucilage tandis que les empreintes de tes semelles de plomb se refermaient lentement dans le limon derrière toi. 
Auto-description de l’auteur, sans nul doute.

Bertrand du Chambon

Cormac McCarthy, Le Passager, traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin, Éditions de l'Olivier, mars 2023, 536 pp.-, 24,50 €

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