Quand David Malouf revisite l'Iliade...

Le cycle de Troie, racine antique de l’imaginaire occidental

 

L’auteur australien, prix Femina étranger pour Ce vaste monde (Albin Michel, 1991), revisite tel un aède de la Grèce ancienne un des épisodes les plus connus de l’Iliade, célèbre épopée militaire attribuée par la tradition à Homère (IXe-VIIIe siècle avant J.-C.) et relatant le long siège de Troie par les Achéens après l’enlèvement de la reine de Sparte, Hélène, par le prince troyen Pâris.

 

Dans son dernier roman, La Rançon, David Malouf raconte la rencontre entre Achille, le plus puissant héros grec, fils de la néréide Thétis et le vieux Priam, roi de la cité assiégée. Ce dernier qui a assisté du haut des remparts à la mort de son fils Hector veut tout faire pour récupérer son corps profané par Achille rendu fou de douleur par la mort de son compagnon Patrocle.

 

Depuis l’antiquité, l’Iliade et l’Odyssée, par leur souffle épique, ont très fortement influencé la littérature occidentale. Ainsi Virgile à la fin du Ier siècle av. J.-C. s’en inspirait largement pour raconter les origines de Rome dans l’Énéide à travers les épreuves du Troyen ÉnéeDe même, dans La Franciade (1572), le poète Pierre de Ronsard, dans une propagande politique commandée par Henri II, inventait des racines troyennes à la nation française. Trente ans plus tard, le dramaturge anglais William Shakespeare, pour illustrer le conflit entre l’ambition et l’amour dans une de ses pièces de théâtre, se servait du récit homérien avec la figure de Troïlus, fils de Priam et celle de Cressida, la fille du devin Calchas passé au service du camp grec (Troïlus et Cressida, vers 1602). Plus proche de nous, on peut citer l’une des œuvres les plus fameuses et controversées du XXe siècle, l’Ulysse de l’irlandais James Joyce (1922) et, dans un tout autre registre, le roman de science-fiction Ilium de l’américain Dan Simmons (2003).

                                                                                

Tous ces récits littéraires, sans parler du cinéma, de la peinture ou de la bande-dessinée, puisent très largement dans le répertoire homérien et démontrent, à travers les âges, l’influence importante de la colère d’Achille ou des aventures du roi d’Ithaque sur l’imaginaire occidental.

 

 

Les dieux en catimini

 

Comme conviés dans son atelier, on assiste au délicat métier de l’écrivain à l’œuvre, transformant le matériau d’une histoire connue pour lui donner une forme et une vision personnelles. « L’intelligence » du roman de David Malouf est en effet de lire « entre les lignes » du texte homérique, d’immiscer de nouvelles petites histoires dans la grande épopée. Sa singularité est d’explorer les non-dits, les « récits non racontés » de l’Iliade. Il en est ainsi de l’expédition de Priam pour rejoindre le camp achéen.

 

C’est probablement la partie la plus étonnante et la plus émouvante du roman. C’est l’occasion de lire de belles pages qui décrivent une discussion improbable entre Priam et le héraut Idée, en fait un simple charretier du nom de Somax. Celui-ci fait découvrir au premier, par sa simplicité de ton et sa méconnaissance des codes en usage à la cour, la réalité d’un monde qui lui échappait complètement sous les ors du palais.

 

Après avoir terminé le livre de David Malouf, on a recherché les éventuelles digressions par rapport à l’Iliade. On a été surpris de constater que seules quelques lignes avaient servi de support au travail de réécriture du romancier :

 

« Lorsqu’ils eurent dépassé le grand tombeau d’Ilos, Priam et son héraut arrêtèrent les mules et les chevaux, afin de leur permettre de boire dans le fleuve. L’obscurité s’était déjà répandue sur la terre » (L’Iliade, chant XXIV).

 

Ce court passage a suffi à l’imagination de l’auteur pour gonfler les voiles d’une nouvelle histoire et nourrir ses réflexions. Pour l’écrivain australien, Priam est comme initié par Somax aux joies simples de la vie, aux relations vraies entre un père et ses enfants. La nature révèle sa beauté loin des spectacles artificiels de la cour. On pourrait presque imaginer une allégorie inversée de la caverne de Platon (La République). La vraie connaissance serait plutôt le monde sensible. Son accès est ici obtenu par une forme de parcours initiatique hors de la cité, qui doit aller jusqu’au dépouillement des responsabilités politiques du roi de Troie et même jusqu’à l’effacement des dieux remplacés par le « hasard ». La liberté serait à ce prix.

 

Le hasard ? Le mot, lâché dans un « petit frisson » dans une scène précédente du roman, est presque chuchoté par Priam devant sa femme Hécube, effrayée par ce qu’elle entend. C’est qu’entre la folie et le blasphème, la frontière est ténue. Dans un monde régi par les dieux, le hasard ne peut avoir sa place.

 

« Il m’apparaît, dit [Priam] presque comme dans un rêve, que nous pourrions nommer autrement ce que nous appelons la fortune et attribuons au caprice ou à la volonté des dieux. Et nous offrir ainsi une sorte d’ouverture. La chance de pouvoir agir par nous-même. De tenter quelque chose qui pourrait forcer les événements à emprunter un cours différent. » 

 

C’est en tant que père que Priam veut agir. Il choisit de faire quelque chose de nouveau, voire d’impossible pour son temps et sa haute fonction. Contrairement aux conventions en usage, il convainc sa femme et le palais troyen qu’il va lui-même ramener, accompagné d’un héraut, le corps de son fils gardé par Achille et ses guerriers, les redoutables Myrmidons. Contre une rançon. Sa charge royale lui importe peu, au grand désarroi de sa femme et de sa cour qui le supplient de ne pas mettre sa vie en danger face à l’imprévisible Achille à qui on ne peut faire confiance, qui n’agit plus comme un homme mais comme une bête blessée assoiffée de sang.

 

« Il me faut maintenant être racheté une deuxième fois – me racheter moi-même, et racheter mon fils : en allant trouver Achille, sans faste ni cérémonial, non pas en tant que personne symbolique, mais tel que je suis, débarrassé de toute distraction et de tout déguisement chatoyant. »

 

 

De nombreuses références cachées parcourent l’œuvre de David Malouf.

 

L’écrivain fait par exemple voyager Priam sur un charriot tiré par des mules. Cette infidélité par rapport au texte antique (Priam, conformément à son rang, y était juché sur un char tiré par des chevaux) permet à l’auteur de pousser plus loin l’idée du sacrifice de l’homme. L’expédition ne rappelle-t-elle pas le dimanche des Rameaux de Jésus qui entra triomphalement dans Jérusalem mais à dos d’âne, humblement ? C’était avant le dimanche de la Passion. Priam récupère le corps de son fils et retourne dans sa cité, triomphant. Une trêve de douze jours accordée par Achille permet aux Troyens de procéder aux funérailles d’Hector. Cependant, le vrai triomphe pour Priam est intérieur. C’est le fait de rentrer chez lui en « homme reconstruit ».

 

« Regardez, a-t-il envie de s’exclamer. Je suis encore là, mais ce je est différent. Je reviens en homme de chagrin ramenant le corps de mon fils pour l’inhumer, mais je reviens aussi en héros d’une action qui n’avait encore jamais été tentée. »

 

Priam peut dès lors et sereinement attendre la mort que lui apportera inévitablement Néoptolème au moment de la chute de la cité. La fin tragique du souverain, vue dans les yeux horrifiés du fils d’Achille, dans les dernières pages terribles du roman, montre la violence de la guerre loin des récits enjolivés de son enfance.

 

 

L’Iliade, modèle mythique de toutes les guerres

 

La guerre est omniprésente chez l’écrivain australien. C’était déjà le cas dans son premier roman, Johnno, en 1975.

 

C’est en 1943, à Brisbane en Australie, que le jeune David Malouf découvre pour la première fois la guerre de Troie grâce à sa maîtresse d’école, Miss Finlay, qui en fit lecture à ses élèves un jour de pluie. La ville était le quartier général de l’américain Mac Arthur qui dirigeait alors la campagne du Pacifique contre les troupes japonaises.

 

« Les immeubles de la ville étaient protégés par des sacs de sable, les vitres renforcées au ruban adhésif pour éviter qu’elles ne se brisent en cas de bombardements aériens. Immédiatement, j’avais fait le lien entre l’antique guerre de fiction racontée par Miss Finlay et la nôtre. Nous aussi, nous nous trouvions en suspens au milieu d’une guerre inachevée » (postface, p. 208).

 

La guerre est le sujet privilégié par l’auteur pour explorer la perte de l’innocence, la brutalité d’une réalité venant briser les certitudes de l’enfance et secouer les fragiles protections familiales. David Malouf est né en 1934 et la mémoire de la « Grande Guerre » était très présente dans la société australienne. Elle a consolidé l’identité de la jeune nation. 400 000 soldats ont rejoint les troupes alliées pour combattre les Allemands sur le front ouest européen et les Ottomans dans les Dardanelles. Parmi eux, 60 000 Australiens ne reviendront pas de la guerre. Une bataille a beaucoup marqué les esprits. C’est celle de Gallipoli en 1915 durant laquelle les habitants de l’Océanie ont joué un rôle important. Une cérémonie commémorative rappelle d’ailleurs chaque année, le 25 avril, la brutalité de cette bataille où périrent 8 000 soldats australiens vaincus par les troupes du général Mustapha Kamal (le futur Kemal Atatürk).

 

Le texte de David Malouf, tout en délicatesse et poésie, rend un vibrant hommage à Homère en puisant dans l’épopée antique une veine fabuleuse mais dramatique pour tracer les lignes d’une histoire aux échos sensibles et contemporains.

 

 

Sacha et Mourad Haddak


David Malouf, Une rançon, traduit de l’anglais (Australie) par Nadine Gassie, éditions Albin Michel, août 2013, 224 pages, 17,50 €


Aucun commentaire pour ce contenu.