Anne Collongues : L’homme assis dans le bar ou les vertiges du récit

« La manière dont on conte une histoire importe peut-être autant que l’histoire elle-même, je vais donc tenter de faire de mon mieux » écrit en préface d’un de ses textes Anne Collongues. Qu’elle se rassure : elle y parvient parfaitement. Qu’importe si elle ne « réussit » pas à tendre le trame d’une histoire. Trop d’auteurs l’ont fait. Pour le meilleur comme pour le pire. Et nous en avons fait le tour. C’est pourquoi Anne Collongues s’en abstient et vire plein pot vers le récit. Celui d’un incendie nocturne à Paris. Mais l’auteur là encore met les points sur les i tandis que les pompiers doivent probablement placer leurs échelles contre les murs : « Ce n’est pas vraiment un récit, c’est plutôt une scène. Pas n’importe quelle scène car vue par un homme.  Le récit entre en scène parce qu’il y a un homme et que c’est à travers son regard que nous voyons ». 


Ce regard passe à travers un écran transparent : celui de la vitre d’un bar qui donne à la scène une valeur cinématographique  en des jeux de miroirs sinon mal fixés ou du moins sans plans fixes. Ils transforment ce regard en un « écran total » comme on dit en cosmétologie. La vitre met à distance autant l’homme témoin du spectacle évènementiel que le lecteur tout autant voyeur que ce héros parasite et passif. Dans ces sortes de courts-circuits l’histoire se perd, le récit aussi. Du moins par instants. Et c’est bien ce qui fascine et réjouit. D’autant que l’auteur s’amuse à en remettre des couches : « Continuer dans la lancée de ce détour et ajouter des détails (…). Chercher longtemps dans les phrases, le rythme pour dire ces gestes alternés d’avant-bras qui portent les verres aux bouches et le mouvement du chiffon que le serveur tourne et retourne dans les verres qu’il essuie. (…) laisser un adjectif mener vers une autre phrase, un autre élément à évoquer pour compléter le tableau tamisé ». Tout se démultiplie, ricoche en une vision kaléidoscopique froidement drôle et dégingandée. L'homme "superbement" passif devient le complice de son lecteur aussi et forcément passif par sa position et statut  de lecteur. D'où cette mise en abîme en un texte passionnant qui ne cesse de se transformer en un hors-temps, un hors-scène et son côté "ob-scène" et  en aparté de la tragédie du dehors. Le lecteur soudain se sent plus mal à l'aise que le héros lui-même. Anne Collongues inverse donc de manière stupéfiante la condition même de lecteur comme celle du récit. Il ne reste à attendre que l'auteure - telle une Joyce du nouveau millénaire - développe cette stratégie pour une nouvelle fiction sous forme d'un long métrage dont elle peut accoucher.

 

Jean-Paul Gavard-Perret


Anne Collongues, « La scène d’un récit – l’incendie », Derrière la salle des bains, Rouen, 10 €

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