Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule : L’indifférence assassine

« Je suis parti en courant, tout à coup. Juste le temps d’entendre ma mère dire Qu’est-ce qui fait le débile là ? Je ne voulais pas rester à leur côté, je refusais de partager ce moment avec eux. J’étais déjà loin, je n’appartenais plus à leur monde désormais, la lettre le disait. Je suis allé dans les champs et j’ai marché une bonne partie de la nuit, la fraîcheur du Nord, les chemins de terre, l’odeur de colza, très forte à ce moment de l’année. Toute la nuit fut consacrée à l’élaboration de ma nouvelle vie loin d’ici. »

 

Le ton est donné. Il impose d’emblée une étrange impression entre le destin d’Eddy et son patronyme ; l’oxymore se fait romanesque. Et à mon sens, si l’on ne doute pas de la terrible expérience de l’auteur, peut-être n’avait-il pas d’autre choix que de s’en remettre au roman pour la transmettre.

 

Anti-héros à contre temps, Eddy est une espèce SCHMÜRTZ comme celui de la pièce de Boris Vian Les Bâtisseurs d'empire 1959, un souffre-douleur, une cible a qui l’on inflige des souffrances gratuites, un flot de reproches comme autant de gifles assassines. Quelle en est la raison ? Depuis sa plus « tendre enfance », il est différent, maniéré avec une gestuelle plutôt ambiguë. Cela est-il suffisant pour faire de lui un martyr ? Pour ses bourreaux, amplement. Sur ce fond de noirceur, à partir d’un constat saisissant et sadique, on découvre stupéfait la vie saccadée d’une enfance fracassée.

 

« En vérité, l’insurrection contre mes parents, contre la pauvreté, contre ma classe sociale, son racisme, sa violence, ses habitudes, n’a été que seconde. Car avant de m’insurger contre le monde de mon enfance, c’est le monde de mon enfance qui s’est insurgé contre moi. Très vite j’ai été pour ma famille et les autres une source de honte, et même de dégoût. Je n’ai pas eu d’autre choix que de prendre la fuite. Ce livre est une tentative pour comprendre. » Nous comprenons très vite.

 

Le rejet, l’indifférence assassine ne se mesurent pas au milieu dans lequel chacun évolue, il s’agit plutôt d’une plongée universelle qui touche l’ensemble des couches sociales. Ce qui est frappant et particulièrement évocateur, c’est la position qu’adopte Eddy : à aucun moment, il ne se pose en victime bien que, coups, insultes, humiliation, crachats rythment son existence sinistre. Il refuse pourtant la soumission, veut être ce qu’il doit être, malgré les tentatives répétées pour tester ses certitudes et s’accepter.

 

Même continuellement broyé, il garde intact un optimisme viscéral et salvateur, mâtiné d’un esprit revanchard qui lui permet de fuir et préparer sa nouvelle entrée. Jamais haineux, il refuse d’endosser le rôle d’accusateur ou de cracher sur sa famille et rejeter son milieu, il se contente stoïquement de déplorer ces pratiques, ces attitudes, ces travers. La pauvreté voire la misère de cette vie nordiste (situation que l’on pourrait retrouver ailleurs), l’évocation des lieux, des situations, du racisme ordinaire – ici, une homophobie pathologique, l’alcoolisme, l’engrenage culturellement étriqué, tout y est parfaitement décrit sans retenue et sans complaisance. Édouard Louis excelle à restituer par un style dépouillé et d’une grande justesse un destin hors norme, un combat, la résurrection d’un déclassé qui refuse la fatalité.

 

Sans doute, nous livre-t-il ici un récit autobiographique (jusqu’ou ? lui seul le sait) qu’il nous confie avec infiniment de délicatesse, de sang froid, de vérité. Autant de lucidité, de retenue bouleversent et forcent l’admiration.

Ce récit révoltant, douloureux, dur, authentique explore les affres de la cruauté et cependant, délivre, presque à notre insu un rayon de lumière inattendu.

 

Aoulia Messoudi.

 

Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, janvier 2014, 224 pages, 17 €


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