Delacroix, oser être soi

Critique d’art avisé, connaisseur et admirateur de son œuvre, Baudelaire au sujet de Delacroix parle de « ses yeux grands et noirs…qui semblaient déguster la lumière ». Les yeux, la lumière, les deux mots du poète peuvent servir de guide dans ce parcours de l’œuvre du plus « romantique des romantiques », comme le redit l’auteur de cet ouvrage. Parce que précisément il en est avide, la lumière entre dans chacun des tableaux de l’artiste, les nourrit, les construit, avive la force et l’émotion qui s’en dégagent. Avant le charme, l’élégance, les manières altières, l’allure  distinguée, le regard d’Eugène Delacroix participait à sa séduction et son pouvoir d’attraction notamment envers les femmes. Dans sa préface, Arlette Sérullaz (épouse de Maurice Sérullaz, mort en 1997, conservateur et historien d’art, ancien chef du département des dessins du musée du Louvre, éminent spécialiste du peintre) écrit que Delacroix « séduit et inquiète ». Comme ses œuvres, ajoute-t-elle. Ces pages le montrent à l’envi. Cette « beauté farouche, sauvage…qui pouvait être aussi douce, veloutée, caressante » pour reprendre la description que fait Théophile Gautier du visage du peintre, est partout présente dans les tableaux réunis ici, les plus connus comme ceux qui venus de collections privées, le sont moins ou pas du tout.

Delacroix  ne disait-il pas d’ailleurs que « le premier mérite d’un tableau est d’être une fête pour l’œil ». Il s’emploiera sa vie durant à suivre ce précepte. La passion la plus ardente ajoutée à l’imagination la plus vive donnent à Delacroix de vivre sa peinture, d’être le témoin privilégié des scènes de chasse en Orient, des relations historiques, des compositions religieuses, des récits mythologiques qu’il signe. Toutes, toujours, sont comme pénétrées de vérité, palpitantes, prises sur le vif, éprouvées du profond de l’intérieur de lui-même. Le peintre sait combien les instants de la vie quotidienne dont il saisit les gestes lors de ses voyages en Afrique du Nord et surtout au Maroc pénètrent en lui par les yeux, la main venant ensuite pour les fixer sur la toile et la feuille. Voir, ouvrir les yeux, observer et ressentir, rien qui ne passe chez lui par le regard. En Angleterre, atténuée, accentuant moins les contrastes, la lumière le déçoit. Il note que « le soleil est encore d’une nature particulière. C’est continuellement un jour d’éclipse ».

On sait que Delacroix plaçait très haut Raphael mais son admiration allait avant tout à trois ou quatre peintres parmi les plus renommés comme Rubens, Rembrandt, Titien, Véronèse, sans oublier Géricault, ce dernier né en 1791, soit sept ans seulement avant Delacroix, emporté jeune encore en 1824, dont « la manière échevelée et fière » influença la sienne. Ils se rejoignent sur un thème, celui du cheval, et ainsi que le signale Edwart Vignot, Géricault portant « sur Eugène le regard bienveillant d’un grand frère sur son cadet…lui mettra littéralement le pied à l’étrier ». Cette affection pour le cheval se note par exemple dans cette huile sur toile de 1860, Chevaux sortant de la mer, pur moment de bravoure, quand deux superbes montures arrivent sur la grève et que la maîtrise du cavalier s’affronte à la fougue de l’animal. Même panache, même galop du pinceau, même hardiesse des couleurs sur ce tableau de 1849 intitulé Cavalier arabe attaqué par un lion, le fauve et l’étalon blanc s’unissant dans un combat terrible et mortel auquel le cavalier tente de mettre fin avec son poignard effilé.

Delacroix a exécuté de nombreux tableaux considérés à plus d’un titre comme des chefs d’œuvre, d’une éloquence inouïe et audacieuse, lourds de sens, véritables manifestes chargés autant de messages que de couleurs et de personnages, pour cela même très souvent reproduits. Ainsi de La Liberté guidant le peuple, (cette « liberté achetée à coup de batailles ») célébrant la journée du 28 juillet lors de la Révolution de 1830, Scènes des Massacres de Scio, « composition méditée pendant un an, exécutée en huit mois », exposée au Salon de 1824, La Mort de Sardanapale, « le souverain somptueux », la magnifique et poignante Lutte de Jacob avec l’Ange (huile et cire sur plâtre) qui se trouve dans la chapelle des Saints-Anges, sur la droite à l’entrée de l’église Saint-Sulpice à Paris, réalisée en 1860-1861, un peu avant sa mort, ultime œuvre au sujet de laquelle Maurice Barrès écrira que « nous sommes au pays de toujours.  Quelle belle harmonie de l’ensemble. Rien de hagard, de colérique, ni même de tragique. C’est une grande scène religieuse, toute richesse, puissance, harmonie et même sécurité ». On peut toujours relire avec profit le Journal que Delacroix a tenu jusqu’à sa mort et qui en parle avec beaucoup de sentiments.   

Ce livre offre donc l’occasion de découvrir des tableaux oubliés, peu vus, ignorés, comme  Tom O’Shanter,  Marfisa et Pinabello, Cromwell au château de Windsor. Occasion aussi de le suivre dans son itinéraire au Maroc dont il consigna dans de petits carnets les faits quotidiens aussi bien que les évènements importants à travers des aquarelles délicates, expertes. Des thèmes de prédilections apparaissent, la mer d’abord, agitée de courtes vagues aux reflets verts presque menaçants dans Le Naufrage de Don Juan et qui évoque celles du Christ marchant sur l’eau.  Les animaux ensuite, en tête les félins, où dominent la souplesse du trait, les harmonies de tons, les accents marqués, le temps de la ferveur chrétienne ensuite, les allégories et la mythologie enfin. A « la peinture qui me harcèle et me tourmente de milles manières comme la maîtresse la plus exigeante » Delacroix qui a eu certes connu et aimé la gloire a opposé un idéal, tout aussi exigeant. Opposé comme l’on sait à Ingres qui avait lui-aussi son idéal, il notait que « sans idéal, il n’y a ni peintre, ni dessin ni couleur ».

Dominique Vergnon

Edwart Vignot, Eugène Delacroix, 27x31 cm, éditions Place des Victoires, 240 pages, 300 illustrations, novembre 2017, 29,95 euros.  

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