Une expérience d'éditeur - entretien avec Emile Brami a l'occasion de la publication de son roman "Editeur !"

- Vous publiez Editeur, roman à clés sur votre expérience professionnelle. C'est un exercice exutoire ? 
S'il s'agit bien d'un livre qui retrace une courte expérience au coeur du monde de l'édition, il ne s'agit pas d'un roman à clés. J'ai fabriqué mes protagonistes à partir de plusieurs personnages parmi ceux que j'ai pu rencontrer puisque j'ai été (et je suis redevenu) libraire d'ancien, que je possède une petite maison d'édition sous la marque des Éditions de la pince à linge, que j'ai créé et dirigé la collection "Céline et Cie" aux éditions Ecriture et qu'enfin j'ai publié une douzaine de livres, romans biographie et essais, depuis 2000. Je pensais donc avoir, à défaut de légitimité, une certaine expérience de ce monde là. Je ne pourrai pas empêcher que certains se reconnaissent à tort, car comment peut on se retrouver dans de telles caricatures, puisque, ne l'oublions pas, mon but est de faire rire d'un petit microcosme qui se prend très au sérieux ? Quant à être un exutoire, le réponse est oui, d'une certaine façon, parce que cette expérience de directeur littéraire a tourné court alors que je m'y étais énormément investi, en travail bien sûr, mais aussi parce qu'il m'a fallu fermer ma librairie et abandonner le collection "Céline et Cie". Son arrêt pour moi fut une immense déception, mais du point de vue humain, aussi bien positivement que négativement, elle m'a beaucoup apporté. Ce fut une aventure extraordinaire au sens premier du mot, puisque je n'aurais jamais dû me retrouver là et je ne regrette pas de l'avoir vécue. 

- Si l'on vous reproposait cette expérience, mais dans une maison déjà assise et avec un vrai catalogue, vous y reviendriez ? 
Oui, parce qu'au delà des contraintes très nombreuses, il est passionnant de découvrir un texte, un ton nouveau,  de faire en sorte qu'un roman encore imparfait soit corrigé par son auteur jusqu'à ce qu'il devienne publiable. C'est un travail de polisseur de bronzes ou de sage-femme qui aide à mettre au monde un enfant qu'elle n'a pas conçu, mais le livre appartient entièrement à l'écrivain comme un bébé à sa mère. Je le dis dans le Editeur! une telle découverte est de l'ordre de l'orgasme intellectuel. Et si une vraie maison me proposait ne serait ce qu'un poste de directeur de collection, j'accepterai avec enthousiasme. En ce moment, je suis en train de relancer ma librairie et de mettre sur pied une galerie d'art, mais j'aimerais beaucoup refaire, si possible dans quelques années, de l'édition : 4 ou 5 romans par an, choisis selon mon goût et l'émotion qu'ils me donnent. Mais pour l'instant les frais de stockage et de distribution sont trop importants pour moi et je n'ai pas le temps nécessaire parce qu'il faut tamiser énormément de minerais avant de tomber sur une pépite. 

- Qu'attendez-vous comme réaction de vos "personnages" ? Vous n'êtes pas tendre avec eux et ils sont facilement identifiables pour toute la profession...
Honnêtement, je n'en ai aucune idée. Comme je vous l'ai dit, je ne peux pas empêcher que certains veuillent mettre un nom sur des personnages de fiction. Editeur ! est un  roman grand public, qui n'est pas écrit pour les 200 "professionnels de la profession" comme dirait Jean-Luc Godard. Le lecteur lambda s'intéressera à la manière dont fonctionne l'édition, par exemple peu de gens savent quel est le rôle majeur de la distribution dans la vie d'un livre, mais il ne va pas s'amuser à chercher qui et qui, d'autant plus qu'il ne connaît pas ces gens là, il ne s'agit pas de vedette au sens cinéma ou télévision. Donc cela fera peut être un petit quizz amusant pour 50 personnes qui par ailleurs se tromperont, les autres acheteurs éventuels s'en fichent. Dire que je ne suis pas tendre est faux. J'ai essayé de donner à chaque personnage un arrière plan qui l'humanise. Le héros du livre Bernard Cisse a de nombreux défauts, mais il a été martyrisé pendant son enfance, aussi a-t-il en permanence une revanche à prendre sur la vie et sur les autres, ce qui le rend touchant y compris dans sa façon de croire que l'argent permet tout. Son bras droit Conchita Martinez y Gomez a, elle, des problèmes avec sa sexualité… 

- Donc aucune crainte qu'un fâcheux ne vous fasse son petit procès pour la gloire d'avoir été offusqué ? 
Nous vivons encore, heureusement, dans un état de droit : si quelqu'un estime subir un préjudice, il peut toujours en demander réparation devant la justice. On sait bien que la meilleure promotion pour un livre reste le procès, car il sont rares et tous les journaux en parlent faisant ainsi à bon compte la publicité de l'ouvrage. Toutefois, mes personnages sont fabriqués à partir de plusieurs expériences, Bernard Cisse réunit  les qualités et les défauts de trois éditeurs que j'ai pu côtoyer, à quoi s'ajoute tout ce que j'ai inventé, son enfance par exemple. C'est pourquoi il ne faut pas penser que je raconte mon bref passage dans l'édition, il s'agit bien d'une fiction. Comme tous les écrivains, je me nourris d'expériences autour desquelles je fabule et le but de tout roman est de mêler le vrai et le faux sans que le lecteur puisse deviner ce qui appartient à l'un ou à l'autre. Cependant, je ne connais aucun personnage dans le petit microcosme germano-pratin qui se promène vêtu en paysan breton et qui s'exprime uniquement en alexandrins comme mon Génaouek, j'ai créé de toutes pièces Conchita Martnez y Gomez. Lorsque j'ai écrit Le Manteau de la Vierge qui s'inspire de l'histoire de ma famille, un de mes frères, très mécontent, m'a fait une liste d'une page de ce qu'il considérait comme des faits vrais que j'aurais dû taire, j'ai rédigé de mon côté une liste d'une dizaine de feuillets de situations totalement imaginaires. Il faut ajouter que j'ai pris le plus grand soin de rester sur le strict plan professionnel, jamais je n'évoque l'intime ou même le personnel. Si je devais être poursuivi, ce que je ne crois pas, je ne vois pas sur quels éléments un juge pourrait donner suite à la plainte qui serait sans doute rejetée à l'instruction. 

- Votre roman n'est-il aussi une sorte de bréviaire pour éditeur débutant ? 
Il s'agit plus d'une visite guidée que d'un bréviaire, je ne dis pas : "Voilà comment il faut faire" mais "Voilà comment cela se fait". C'est comme entrer un peu par hasard dans les cuisines d'un restaurant. Je pense que les seuls conseils que l'on peut donner à un éditeur débutant sont de se fier à son goût et à son instinct et s'il veut survivre de réduire les frais généraux au maximum et surtout ne pas courir après le best-seller qui le rendra riche, il viendra tout seul, s'il doit venir. Souvenons nous des éditions du Panama qui malgré, ou à cause, de l'énorme succès de leurs Cahiers de vacances pour adultes, ont dû mettre la clé sous la porte. Le métier de l'édition requiert beaucoup d'humilité et plus encore de patience et, lorsqu'on publie un auteur, il faut s'efforcer de le suivre, de lui permettre d'exister le plus longtemps possible, même si les ventes sont décevantes. Ceci est très banal, ce fut le principe du plus grand éditeur français, Gaston Gallimard qui continuait de publier à pertes les livres de romanciers auxquels il croyait jusqu'à ce qu'ils connaissent éventuellement un succès populaire, Gide étant le meilleur exemple. 

- Vous donnez quand même du monde de l'édition une image assez triste, tout étant fait de chausses trappes et d'ego surdimensionnés, quand ce n'est pas la vulgarité du fric qui écrase tout. Caricature aussi ?
 
Il ne faut pas se voiler la face. Une maison d'édition est d'abord une affaire commerciale qui, pour espérer être pérenne doit au moins équilibrer ses comptes, même si c'est impossible pendant les premières années de sa création. L'argent est donc, à juste titre, un souci permanent. On publie des ouvrages, je pense à la floraison actuelle des dictionnaires sur tous les thèmes y compris les plus farfelus, aux horoscopes, au régime du docteur Machin, à la méthode de gym de madame Truc la célèbre actrice qui se contente de vendre son nom et sa renommée, qui, assez loin de l'idée de création artistique, sont conçus et commandés uniquement pour générer de la trésorerie. On sait aussi que le milieu, comme celui des comédiens, est népotique et qu'être "fille ou fils de" ouvre bien des portes, que le copinage fonctionne à plein, qu'un journaliste connu pourra sans problème publier un roman médiocre ou carrément nul et qu'on ira jusqu'à lui trouver un nègre s'il s'avère incapable de le rédiger lui même comme c'est souvent le cas. Et que penser des "mémoires" de footballeurs ou de chanteurs de 25 ans ? Des souvenirs qui en sont à leur quatrième ou cinquième mouture de tel présentateur de télévision? À une certaine époque Bernard Pivot avait proposé d'appeler ces productions purement commerciales des "lavres" plutôt que des livres, mais c'est grâce aux rentrées qu'ils génèrent - à la condition que le "coup" fonctionne -, qu'il est possible de publier aussi des romans dont on sait d'avance qu'ils seront déficitaires, or, ce sont ces romans, et eux seuls, qui feront l'image de la maison, ils sont donc indispensables à un catalogue. Une maison d'édition fait en permanence le grand écart entre l'obligation de faire le plus de fric possible et l'image artistique, sinon d'avant-garde, qu'elle doit donner à la presse et au public si elle veut être prise au sérieux. 

Quant aux problèmes d'égo, ils sont permanents, un écrivain, un artiste possède par définition, aussi faussement modeste qu'il veut paraître, un égo démesuré, sinon, jamais il ne se dirait: "Je vais peindre des tableaux qui seront exposés dans les plus grands musées du monde" ou "Je vais raconter mes petites histoires et je suis certain que cela va intéresser des centaines de milliers de gens". Il en est de même pour les éditeurs qui se voient comme des sourciers capable de déceler le talent là où les autres de le voient pas, ils se vantent d'ailleurs tous de leurs découvertes, d'avoir "sorti" untel ou unetelle. Tout comme les critiques se pensent capable de distinguer le bon du mauvais et jusqu'au graphiste qui à conçu la maquette d'une couverture qui est persuadé que c'est grâce à lui que le livre se vend… etc. 

Puisque effectivement je revendique Éditeur ! comme une  caricature, je souligne certains traits,  c'est ce que l'on pourrait appeler un portrait-charge qui met en relief certains côtés assez peu reluisants il est vrai d'un métier. On peut imaginer l'inverse, un conte de fée où une jeune femme, très belle, très télégénique (c'est indispensable), envoie à un grand éditeur un livre qui est immédiatement pris, publié sans une correction et qui se vend dans le monde entier à des millions d'exemplaires. Il n'y a là aucune aigreur en moi, comme je l'ai dit, ce fut une expérience extraordinaire dont le bilan est très positif. Mais,comme je suis pessimiste par essence (voir mes romans plus "sérieux"),  je m'en tiens au mot de Billy Wilder, juif allemand, qui, après avoir fuit le nazisme  disait, parlant de cinéastes comme lui: "Les optimistes sont restés à Berlin  ils ont fini à Auschwitz, les pessimistes sont partis, ils sont aujourd'hui à Hollywood". J'ai le droit, je pense, de préférer ma vision des choses, tout en sachant qu'elle n'est pas tout à fait exacte et même parfois injuste.


Propos recueillis par Loïc Di Stefano


Emile Brami, Editeur !, Ecriture, janvier 2014, 172 pages, 15,95 €

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