Intelligence et Amour de Pierre Leroux

Dans une étude consacrée en 1973 aux précurseurs de Marx, Jacqueline Russ expédiait en moins de quatre pages le cas de Pierre Leroux (1797-1871), qu’elle classait parmi les dissidents du saint-simonisme et, plus généralement, dans le panthéon sans visiteurs du « socialisme romantique ». Elle s’attelait surtout à montrer que les composantes essentielles de la réflexion de Leroux étaient un mélange de « messianisme de l’humanité souffrante et de pensée néo-sociale chrétienne ».

Bruno Viard, professeur de littérature à l’Université de Provence, estime quant à lui que l’auteur de Malthus et les économistes (1846) mérite une pleine réhabilitation intellectuelle, et n’hésite pas à le hisser au rang des penseurs français majeurs du XIXe siècle.

Dans la lignée de ses travaux sur le lien social, Viard se devait de croiser la route de ce laissé-pour-compte. Décrédibilisé peut-être parce que relégué parmi les utopistes, Leroux a pourtant été au cœur des débats qui agitèrent son temps. Compagnon de route d’une idéologie dont il s’est avéré par la suite que, de généreuse, elle pouvait se faire sanguinaire, Leroux s’en est désolidarisé au bon moment afin de développer une vision personnelle.

Son grand œuvre, De l’humanité, publié en 1840, relève d’une philosophie médiane entre individualisme et holisme, où les êtres, reconnus comme à la fois distincts et unis, sont porteurs d’une équation complexe : « Chaque homme est sensation + sentiment + connaissance ». « Cette triade insécable, commente Viard, diffère des dualismes sécables, que la tendance en soit spiritualiste ou matérialiste. » Sur ce postulat, Leroux fonde une ontologie, tributaire de Pascal certes, mais que lui applique au genre humain dans son entier, refusant d’exclure de sa catégorie supérieure quelque individu que ce soit, pour motif de classe, de race ou de sexe.

Leroux se voulait avant tout le porte-parole d’un message de fraternité. Une Fraternité majuscule, censée faire le pont entre les deux autres termes de la devise républicaine, la Liberté et l’Égalité. Son permanent souci d’éthique l’éloigna des tentations absolues de tout bord, qu’elles soient ultra-libérales ou socialistes autoritaires. Et l’indifférence que lui réserva la postérité est certainement aussi due au fait que, comble du ridicule, il fut animé d’un amour inconditionnel envers ses semblables.

L’essai de Viard ne se contente pas de résumer la pensée leroussienne. Il en révèle également des ressorts inattendus, comme par exemple son inspiration symboliste ou encore la soif de connaissances que le directeur du journal Le Globe entretenait pour l’Orient…

La conclusion de Viard offre un portrait complet et contrasté de ce personnage attachant, trop érudit pour n’être qu’un doux rêveur, trop altruiste pour ne pas devenir la risée des cyniques : « Inventeur du socialisme, Leroux n’a pas laissé de recette applicable ; il a au contraire expliqué pourquoi il n’existait pas de science de l’histoire. L’humanité est comme un homme qui marche et qui découvre son chemin à son rythme et au fur et à mesure. L’histoire et la réflexion montrent cependant que ce chemin est bordé de deux abîmes selon que le corps social se fendille et se pulvérise ou au contraire s’agglutine et coagule. » Pierre Leroux ? Une âme vigilante et fervente, évoluant sur la crête des périls, et qui étrangement ne tint en équilibre que parce qu’elle fixait l’horizon…  

 

Bruno VIARD, Pierre Leroux, penseur de l’humanité, Éditions Sulliver, 140 pp., 2008.

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