Bartolomé Bennassar, Antonio Ordonez, la magie du souvenir : Les oreilles et la queue

Autant l’avouer d’emblée, je ne connais rien à la corrida. A ses rites, à ses codes. Son monde m’est étranger. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir tenté d’y entrer, et d’abord par le biais de la littérature. Peine perdue. Assurément, certaines pages admirables de Montherlant, d’Hemingway, de Jean Cau, les références à Thésée, au Minotaure et à la dramaturgie sacrée sont loin de me laisser insensibles. Leur lyrisme a de quoi séduire, leurs arguments auraient pu me convaincre. S’il n’en a rien été, ce n’est pas la sensiblerie qu’il faut mettre en cause. Pas davantage une éthique sourcilleuse – encore qu’envisagée froidement, abstraction faite du décorum qui entoure cette dramaturgie macabre et, d’une certaine façon, la magnifie, la mise à mort publique d’un taureau n’offre, a priori, rien qui puisse ravir ni les sens, ni l’entendement. Je précise, toutefois, que, pour me faire une opinion mieux étayée, j’ai tenté l’expérience. Ma seule course de taureaux vécue in vivo – si j’ose dire ! – se solda par une effroyable boucherie. C’était aux arènes de Béziers. Elle était intégrée au milieu de la Carmen de Bizet et cette « trouvaille » de mise-en-scène suffit à gâcher le spectacle. 

C’est dire que ce n’est ni sans réticence, ni sans appréhension, que j’ai abordé le livre de Bartolomé Bennassar. De celui-ci, je connais de longue date les qualités d’écrivain. L’historien éminent, spécialiste de l’Espagne, bien sûr, dont le Franco (Perrin, 1995) reste inégalé. Mais aussi le romancier, le pêcheur de truites auteur de savoureux souvenirs, l’amateur d’art exégète et biographe de Velázquez (Velázquez, une vie, de Fallois, 2010). Voilà ce qui m’a fait me plonger dans cette biographie. La lire d’une traite. Que dire, la dévorer au point que la faena, le toreo, le pinchazo, l’alternative, le diestro, la muleta ou l’aficion me sont devenus termes familiers. 

Miracle de l’enthousiasme. Si je devais, d’un mot, définir la qualité première de Bartolomé Bennassar, c’est celui dont j’userais spontanément. Car l’enthousiasme qui irradie quasiment toute son œuvre, on le retrouve dans cette biographie d’un torero parmi les plus célèbres de son temps, passé à la postérité, Antonio Ordonez (1932-1998). Non qu’il s’agisse d’une hagiographie. L’admiration pour un personnage d’exception en baigne toutes les pages, mais il s’agit d’un ouvrage mesuré. Sérieux. Reposant sur une assise solide : une documentation qu’il est permis de penser exhaustive, ou quasi. Charme supplémentaire, l’auteur dévoile, chemin faisant, des pans de sa propre existence, les tenants et aboutissants de sa passion pour l’art tauromachique. Ses débuts, sous des auspices familiales, son développement, son évolution au fil de ses voyages, des corridas auxquelles il lui a été donné d’assister, en France et en Espagne, dans les plazas de toros les plus réputées. 

La geste de son héros respecte la stricte chronologie. Elle se nourrit, donc, de souvenirs personnels du biographe, qui témoignent de la connaissance intime d’un art très particulier, mais aussi, extraites des reportages publiés dans la presse, de nombreuses références aux critiques spécialisés. Sans compter aux écrivains férus de tauromachie et qui lui ont fait une place dans leur œuvre. « Les qualités plastiques, assure l’auteur, et la conception du toreo d’Ordonez expliquent qu’il ait intéressé vivement, voire fasciné au-delà des aficionados et du public acquis à la tauromachie, bon nombre d’écrivains et d’artistes, qui prenaient conscience d’une recherche parfois étrange, proche de celle des arts majeurs. » Et de citer, dans un autre passage, outre Hemingway et Orson Welles, Cocteau, Jean Cau et le photographe Lucien Clergue. 

Apprécier une belle corrida suppose, certes, une initiation préalable et la connaissance d’un vocabulaire technique. En rendre compte à des lecteurs supposés profanes, étrangers au mundillo, relève d’une performance encore supérieure. Celle d’un auteur qui transcende les données purement factuelles ou techniques pour en faire un commentaire où entrent en jeu des éléments « exogènes ». Notamment la psychologie d’un homme, Antonio Ordonez, que sa rivalité avec son beau-frère Luis Miguel Doninguin conduisit à plusieurs reprises à se dépasser et à risquer la mort, comme en témoignait son corps constellé de cicatrices. 

Cette rivalité plus ou moins artificielle était, en vérité, entretenue par le père de Luis Miguel. A des fins lucratives, comme on peut s’en douter. La suprématie, quasi unanimement reconnue, d’Antonio Ordonez, conquise de haute lutte, donne lieu à des chapitres dans lesquels apparaît la différence de caractère des deux hommes. Dominguin n’hésitait pas à se proclamer le meilleur. Ordonez, lui, le prouvait par l’action. Comme l’écrit Robert Bérard, cité par l’auteur, « Plutôt que sa victoire sur Dominguin il convient d’évoquer avec le recul ce domaine d’enchantement où se conjuguent l’homme et la bête et dont les effluves capiteux excitent les sens… Ordonez restait du côté de la nuit flamenca, du chant de sa race et de la visite de l’Esprit. » 

Telle est donc la magie de ce livre passionné et passionnant, enrichi d’un cahier de photographies, d’une chronologie et d’une bibliographie. Les aficionados vont, c’est sûr, se l’arracher. Il mérite toutefois de toucher un plus vaste public. Y compris les béotiens de mon espèce. Ils y prendront un plaisir extrême. Olé ! 

Jacques Aboucaya

Bartolomé Bennassar, Ordonez. La magie du souvenir, de Fallois, avril 2017, 108 p., 18 €

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