Jazz. Eric Dolphy, un drôle d’oiseau

Dans l’univers du jazz, Eric Dolphy (1928-1964) occupe une place singulière. A l’image de sa personnalité, plutôt amène et discrète. Sans rien de tonitruant, de provoquant, comme put l’être celle d’un Mingus ou d’un Max Roach, ses compagnons de route, impliqués dans les revendications politiques et sociales. A l’instar de son jeu, empreint de réminiscences et, dans le même temps, traversé de fulgurances inouïes, d’audaces dont on a surtout, pour l’en blâmer ou l’en louer, retenu l’insolite. Bref, il ne viendrait à l’idée de personne, sauf, peut-être, quelques inconditionnels, d’en faire un meneur ou un pionnier. De le placer au sommet du Panthéon où trônent les incontestables créateurs, les Armstrong, Ellington, Parker, Coltrane, voire Ornette Coleman. Pas davantage de le reléguer au rang de « second couteau ». Ce serait faire peu de cas de son apport à l’histoire d’une musique qu’il aura contribué, de sa place, à faire évoluer – certains diront à dynamiter, débat qui est loin d’être clos mais se trouve ici hors de propos.

Grâce à la biographie que signe Guillaume Belhomme, nous suivons, pour ainsi dire par le menu, la vie de ce musicien né à Los Angeles, mort prématurément à Berlin d’un diabète qui n’avait jamais été décelé. Ironie du sort, il s’apprêtait à convoler avec Joyce, sa fiancée. Une trajectoire fulgurante. Dès l’enfance, son goût pour la musique se conjugue à celui de l’indépendance. Impossible, pour lui, de se couler dans un moule unique. Poly-instrumentiste, il pratiquera tout au long de sa carrière, aussi bien le saxophone alto que la flûte et la clarinette basse, voire, à l’occasion, la clarinette en si bémol. Connaîtra plusieurs « employeurs », de Chico Hamilton, qui l’entraîne tôt à New York, à Charles Mingus, son dernier leader, en passant par John Coltrane, Ornette Coleman, et autres contempteurs de la tradition. Dans le même temps, il pactise avec les adeptes du Third Stream, Oliver Nelson, Gunther Schuller et George Russell qui tentent de jeter un pont entre jazz et classique. Sans compter maintes collaborations avec d’autres musiciens éminents. Dans les formations qu’il dirige à partir de 1962, des solistes prestigieux tels Woody Shaw, Freddie Hubbard, Tony Williams. La liste exhaustive en serait impressionnante. Comme celle des enregistrements auxquels il participe, en tant que partenaire ou leader. Un perpétuel grand écart entre une musique dont les valeurs demeurent la mélodie et le swing, et la New Thing,ce Free Jazz qui prétend s’en affranchir au nom d’une contestation radicale.

Quant à son style, s’il s’est, au fil des années, enrichi au contact de ses fréquentations musicales, il n’a guère changé sur le fond : une forme de fidélité à l’idiome du bop ou du hard bop (il révère Charlie Parker) et la constante tentation de s’affranchir de tous les codes. Un goût pour les notes incongrues, sifflements, raucités, couinements dont il émaille son discours sans attenter délibérément à sa cohérence. De quoi surprendre non seulement les amateurs, mais ses partenaires eux-mêmes.

Le saxophoniste Anthony Ortega, son contemporain et compatriote, ami d’enfance, témoigne : « Eric faisait des espèces de « cris d’oiseaux », et tout le monde le regardait en se demandant ce qui lui passait par la tête. » L’intéressé lui-même confirme son intérêt pour la gent ailée : « A la maison, lorsque je jouais, les oiseaux m’accompagnaient de leurs sifflements. (…) Les oiseaux sont capables de notes intermédiaires, du genre de celles que l’on peut trouver dans la musique indienne ». Etranges affinités ? Sans doute. Mais comment ne pas remarquer que le surnom de Parker était précisément Bird, l’oiseau ? Quoi qu’il en soit, Dolphy demeurera toujours inclassable. Imprévisible. Capable de s’intéresser à toute forme de langage musical sans jamais se renier. Provocateur, sans doute, mais avec une forme de candeur. Soucieux, toujours, de préserver sa singularité. Insaisissable, en un mot.

C’est dire combien se risquer à écrire la biographie d’un tel personnage était périlleux, tant l’exercice supposait un sens aigu des nuances. Sauf à verser dans l’hagiographie ou le dénigrement, l’un et l’autre systématiques. Guillaume Belhomme évite ces écueils avec brio. Son récit chronologique, enrichi d’analyses et de témoignages, se lit d’une traite. Sans doute ne saurait-il se défendre d’une sympathie avec son sujet, ce qui est bien le moins, en l’occurrence. Il sait pourtant raison garder. Conserver une saine distance.

Son étude en acquiert une valeur certaine. Elle conjugue, nourrie par une documentation sans faille, l’art du récit et celui de l’analyse. Fort pertinents, en particulier, les commentaires consacrés aux albums enregistrés par Dolphy. Dans le même temps, l’auteur enrichit son propos de témoignages, ceux de musiciens (Coltrane, en particulier), de critiques, traitant à part égale laudateurs et détracteurs. Pour appuyer ses dires, il appelle à la rescousse aussi bien Bergson qu’Elie Faure et André Suarès. Bref, un travail minutieux que traduit tant la chronologie détaillée figurant en annexe que la discographie et la filmographie qui l’accompagnent. Jusqu’à l’adresse du site anglais susceptible d’abriter, sur Internet, d’autres détails. Difficile de faire plus exhaustif. Et plus passionnant, pour peu que quelques albums exhumés de la discothèque de l’amateur offrent à celui-ci l’illustration sonore d’un ouvrage appelé à faire autorité.

Jacques Aboucaya

Guillaume Belhomme, Eric Dolphy, Lenka Lente, mars 2108. 128 p. avec illustrations et annexes, 15 €.

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