Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Morgan Sportès. Extrait de : Le ciel ne parle pas

EXTRAIT >

À quoi ressemblait Ferreira ? On n’a aucun portrait de lui. Si l’Église multiplie fresques, tableaux et récits hagiographiques célébrant ses martyrs, elle occulte le souvenir maudit des apostats. De combien d’entre eux n’a-t-elle pas enseveli la mémoire sous des montagnes de mensonges et d’omissions ? Mais le « cas » Ferreira était trop célèbre pour qu’on l’enterre. Au demeurant, je n’en puis pas moins (par quel moyen ? je resterai muet à ce sujet) décrire très véridiquement son apparence physique : il était de taille plutôt haute, un mètre soixante-quinze, yeux noisette, teint bistre, fin collier de barbe, bien charpenté, le menton volontaire cassé d’une fossette. Pour lire, il chaussait des lunettes... Ses cheveux étaient bruns. C’est à peine si quelques poils gris s’y mêlaient, malgré son âge. Ils étaient coiffés, après son apostasie du moins, à la japonaise. C’est-à-dire rasés du front jusqu’à mi-crâne. Les cheveux des tempes, restés longs, étant noués sur la nuque, avec des rubans de papier, en une sorte de queue, semblable à une queue de cochon, rabattue, vers le haut, sur l’arrière de la tête. N’était-il pas devenu « japonais » en reniant sa foi ? Aussi devait-il se coiffer – et s’habiller – comme les Japonais. Si fueris Romae, Romano vivito more ; si fueris alibi, vivito sicut ibi. Il portait donc le kimono (se travestir, il savait ce que c’est : pendant les dix-neuf ans qu’il avait passés dans la clandestinité, renonçant à sa soutane, il s’était déguisé en marchand portugais, pourpoint noir et fraise blanche autour du cou). Il avait aussi, sur injonction du gouverneur de Nagasaki, changé de nom. C’est Sawano Chuan qu’on l’appelait désormais. Ce nom était celui d’un riche orfèvre chinois de la ville condamné à mort pour contrebande, crucifié. En endossant le nom du défunt, Ferreira avait hérité de la maison de celui-ci et... de son épouse, une Japonaise, Kikou, trente ans, qu’on disait fort jolie. Ordre avait été donné qu’on les mariât, qu’ils se plussent ou non. Et le mariage devait être consommé. Comment s’assura-t-on de la chose ? Rien n’est dit à ce sujet. Mais s’oppose-t-on aux diktats d’un gouverneur, c’est-à-dire à la volonté même du shogun, en l’occurrence le shogun Iemitsu, maître absolu du Japon, régnant à Edo, le Tokyo d’aujourd’hui ? C’était un mariage pour raison d’État. De toute façon, le jésuite aurait bientôt de Kikou plusieurs enfants, deux ou trois selon les sources. C’est que Ferreira devait s’assimiler totalement à la nation japonaise qui lui faisait l’honneur de l’accueillir parmi les siens. L’intention politique était évidente : renonçant à tout ce qu’il était, et jusqu’au vœu de chasteté si impérieux pour son sacerdoce, l’ex-jésuite ne devenait-il pas le symbole vivant de la supériorité des dieux du Japon sur Kirisuto, Christ, qui se voyait trahi, au su de tous, par un des principaux chefs de son Église aux Indes ? Que s’en avisent les derniers pelés et tondus de Nippons que pourrait encore attirer cette religion barbare importée d’Occident, continent de toutes les décadences où le soleil, d’ailleurs, significativement, se couche. Le mariage se fit, intentionnellement, de façon très tapageuse. Avec nombre de convives, japonais et apostats européens (qu’on comptait par centaines dans le pays). Les « fiancés » échangèrent rituellement leurs coupes de saké et furent bénits par un prélat du temple shinto Suwa, sur le mont taté, une des collines de Nagasaki, où se déroulait la cérémonie. On eut droit, pour distraire le public, à des combats de sumo, à un spectacle nô et à des danses dites kagura, célébrant la déesse du Soleil Amaterasu, génitrice des empereurs du Japon. Ces danses étaient interprétées par des courtisanes du quartier réservé de Murayama, toutes plus fascinantes les unes que les autres, avec leurs robes de soie chatoyante, leur visage plâtré de céruse, leurs lèvres peintes de carmin sanguinolent et leurs dents laquées en noir. Ces « prêtresses de Baal, belles comme des démons », que le père Gaspar Vilela, un des premiers jésuites qui débarquèrent au Japon au seizième siècle à la suite de SFX, eût souhaité égorger de ses mains, « aux pieds de leurs idoles », comme un nouveau prophète Élie.

Nagasaki avait bien changé ! Ville-comptoir fondée par la Compagnie de Jésus vers mille cinq cent soixante-dix, elle abrita bientôt près de trente mille habitants, en majorité chrétiens. « Toute la racaille des Indes s’y retrouva, maquereaux et coupeurs de bourse, mais dûment baptisés », raconte dans ses souvenirs le marchand espagnol Avila Giron. Il fallait être chrétien, en effet, pour bénéficier de la manne du commerce portugais (on y gagnait jusqu’à cent et même cent cinquante pour cent de profit !) et beaucoup de seigneurs japonais s’étaient, à cette fin, convertis, obligeant leurs sujets à le faire. Et puis, en mille six cent quatorze, commenceraient les persécutions.

Des chrétiens, il n’y en a plus, désormais, ou presque, à Nagasaki, même si aux quatre coins de la ville on trouve des monuments en stuc du meilleur kitsch élevés récemment à la mémoire de leurs morts, statues d’hommes et de femmes ligotés, crucifiés, flanquées d’angelots ailés brandissant au-dessus de leurs têtes la couronne dorée du martyre. Un dimanche de l’été deux mille douze, je flânais le long de la rivière Nakashima qui traverse la ville d’est en ouest avant de se jeter dans le fleuve Urakami. Soudain, c’est non sans émotion que j’entendis, pour la première fois au Japon, sonner des cloches – ces cloches qui, quatre siècles auparavant, s’étaient tues quand, sur ordre du shogun, la dizaine d’églises que comptait la ville furent détruites. Moins de vingt ans suffirent ensuite pour définitivement éradiquer le christianisme. Les quelques fidèles qui survécurent se terraient, exerçant leur culte dans le secret. Partout, dès les années trente du dix-septième siècle, triompha, sur les ruines de l’Église vaincue, le culte diabolique des idoles. Je m’accoudai un instant à la rambarde de pierre d’un petit pont enjambant la Nakashima, suivant des yeux une feuille morte flottant au fil du courant. Ce pont à arche double semble figurer, avec son reflet dans les eaux en contre-bas, une paire de lunettes. Aussi l’appelle-t-on Megane-bashi, le « pont des lunettes ». C’est le seul édifice du dix-septième qui subsiste de cette ville plus tard dévastée. J’ai songé aussi que Christóvão Ferreira n’avait pas pu ne pas le traverser, et à maintes reprises. Dans ses pas, j’ai bien mis au moins une fois mes pas.

 

Sawano Chuan, ex-Ferreira, se prêta donc à la comédie de son mariage, à cette trahison ! Il trinquait avec ses compagnons de table (un banquet fut tenu dans un pavillon du temple Suwa juste après la cérémonie des noces), mais quelque chose en moi, au plus profond de moi, me chuchote qu’il éprouvait alors, mêlé à sa joie, un secret malaise. Un sentiment de « décalage », de « schize ». Dans ses yeux, un convive crut lire, au moment de l’échange des coupes de saké entre époux, comme un éclair d’égarement. Ce convive s’appelle Thomas Araki, alias Ryohaku, ami intime de Ferreira, Japonais, ex-jésuite lui-même et apostat. « Traîtres » tous deux, ils ne pouvaient que s’entendre.

La mariée n’était-elle pas trop belle ? Sa beauté se trouvait démultipliée par la magnificence de son ample robe de soie rose que la flamme des lanternes de papier éclairant le temple rendait toute miroitante d’éphémères reflets or, argent, cuivre, ruisselant sur l’étoffe... tout cela paraissait irréel... Ferreira avait choisi de trahir, c’est-à-dire de changer de monde, de vêture, de langue, de mœurs, de système de pensée, mais n’en était-il pas moins hanté par l’impression que ça n’était pas lui vraiment, mais un Autre, une Puissance obscure, cachée – Dieu ? –, qui avait choisi à sa place ? Qui tirait les celles ? Menait-il sa vie, ou était-ce la vie qui le « menait » ? Comme un enfant qu’on tient par la main et qu’on guide vers quel précipice ? Il regardait sa « femme », Kikou, assise à ses côtés, au sol, sur des tatamis, mais que comprendre à ce visage comme repeint à la craie, avec ces yeux cernés de rouge, ces faux sourcils barrant son front de deux taches charbonneuses au-dessus des arcades rasées, ces dents étrangement vernies en noir ? C’était un masque de bois du nô plus qu’une face de chair humaine : inexpressif. Ou dont il ne comprenait rien de l’expression ? Sur quelle nouvelle scène de théâtre jouait-il, et quel nouveau personnage lui faisait-on incarner après celui de « prêtre » ? Il se réveillait comme d’un rêve pour s’enfoncer dans un nouveau rêve, glissant d’une illusion l’autre.

© Fayard 2017

© Photo : Richard Dumas

 

Quatrième de couverture > 1609 : Christóvão Ferreira, jeune jésuite portugais plein de ferveur chrétienne, débarque à Nagasaki. Ce port est alors un panier de crabes : trafics d’or, de soie, d’esclaves auxquels s’adonnent des commerçants du monde entier. Le sud du Japon devient par ailleurs un terrain où s’affrontent les intérêts impérialistes des Anglais, des Espagnols, des Portugais, des Hollandais et où s’importent leurs querelles religieuses : protestants contre catholiques. Accueillis d’abord avec sympathie, les missionnaires sont bientôt suspects aux yeux des shoguns Tokugawa qui dirigent le pays d’une main de fer. On voit en eux l’avant-garde des conquistadors du roi d’Espagne. Commencent alors d’impitoyables persécutions. Passé dans la clandestinité, Ferreira est arrêté, mis à la torture. Il a le choix : mourir en martyr comme tant de ses semblables ou apostasier et travailler dans les rangs de l’Inquisition nippone... Dans ce Japon énigmatique « tout à l’envers de nos mœurs » où il a si longtemps vécu, et en ces temps où le doute métaphysique a frappé les esprits les plus éclairés d’Europe, Ferreira, lui-même ébranlé dans ses convictions, cèdera-t-il à ses bourreaux ?

Avec ce roman « historique » plein de noire ironie, Morgan Sportès nous tend une sorte de miroir où, à quatre siècles de distance, se reflètent d’Orient en Occident les mêmes problématiques : Dieu, l’argent, le choc des civilisations, la liberté de commercer et de circuler et – mot déjà très en vogue à l’époque – la souveraineté des États.

Morgan Sportès est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, traduits dans de nombreux pays. Parmi ceux-ci, L’appât (Le Seuil, 1990) a fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Bertrand Tavernier en 1995 (récompensée par un Ours d’or à Berlin) et Tout, tout de suite (Fayard, 2011) a reçu le Prix Interallié.

Pages choisies par Annick Geille

Morgan Sportès, Le ciel ne parle pas, Fayard, août 2017, 320 pages, 20 €

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