Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Eva Ionesco. Extrait de : Innocence

EXTRAIT >

I

Je ne me souviens pas de grand-chose de ma toute petite enfance, sinon que j’habitais avec mes parents en face du parc Monceau. Mon père travaillait comme représentant chez IBM et ma mère, Irène, tenait un restaurant iranien du côté de Saint-Augustin. Mon arrière-grand-mère, dite Mamie, s’occupait de moi, comme elle l’a fait jusqu’à sa mort. Peu après mes trois ans, nous avons déménagé, sans mon père, pour retourner vivre boulevard Soult, dans un de ces immeubles des années 1930, en brique rouge et beige, typiques de la petite ceinture de Paris. Nous occupions un deux pièces cuisine avec parquet. Une grande entrée ouverte par des portes vitrées donnait sur un salon. Un long couloir conduisait tout de suite à une chambre à coucher et à la salle de bain. La cuisine avait une vue magnifique extra-large sur toutes les tombes du cimetière de Saint-Mandé, le lycée Élisa Lemonnier, le périphérique, le Bois et le rocher du zoo de Vincennes. La fenêtre de la salle de bain et celle des toilettes plongeaient aussi sur le cimetière. Le salon comme la chambre à coucher donnaient sur un immeuble en proche vis-à-vis. En bas de ces fenêtres se trouvait un carré de verdure fermé à tous sauf au couple de concierges et aux chats errants. Sur le palier, un petit ascenseur en bois et fer forgé desservait les huit étages. Nous étions au sixième, les escaliers étaient tendus d’un tapis rouge. C’est dans ce modeste appartement qu’avaient vécu dès l’entre-deux-guerres trois générations de femmes. D’abord Margareth, ma grand-mère, puis Mamie et ensuite Irène et moi. Enfin, je n’habitais pas vraiment dans cet appartement, disons plutôt que ma mère avait décidé de s’y installer toute seule pour y être bien à son aise et qu’elle préféra nous loger, Mamie et moi, dans une chambre de bonne située non pas au 16 mais au 14 du boulevard Soult. Notre fenêtre donnait sur des troènes odorants qui nous cachaient à peine du boulevard. Face à nous, après la grille, se trouvaient l’arrêt du bus PC, souvent bondé, puis l’école de boucherie et ses garçons bouchers, fumant cigarettes sur cigarettes sur la chaussée, à chaque pose, toutes les deux heures. Un pressing, un café jauni par le temps et souvent désert. À droite l’immense lycée Paul-Valéry qu’on surnommait Orly, en face une pompe à essence Total, une petite épicerie arabe et un coiffeur où Irène et moi allions nous faire peroxyder les cheveux. À la lisère du quartier Bel Air, après la voie ferrée, la piscine olympique Roger Le Gall. J’aimais y aller pour frimer devant les garçons en maillot de bain, faire le salto arrière et manger des glaces. En remontant le boulevard de ceinture vers le métro Porte Dorée, la place Édouard Renard avec au centre une grande fontaine 1930 bordée de palmiers, et s’élevant en proue, toute dorée avec sa lance et son bouclier, la statue d’Athéna qui représente la France apportant paix et prospérité aux colonies. Derrière la déesse, l’orée du bois de Vincennes, quelques putes qui n’étaient pas encore devenues des travestis et le merveilleux musée des Colonies rempli de statuettes, de fétiches, de masques africains, de poissons des quatre mers et d’une fosse enfermant de vieux alligators très méchants et tout racornis. À l’opposé de la place, la grande avenue Daumesnil empruntée par les automobilistes avec d’un côté un simple café et de l’autre, le grand tabac PMU de la porte Dorée, rouge et crème 1950, orné de néons, agrémenté d’un juke-box et de flippers dernier cri toujours pris d’assaut. À côté du PMU, le cinéma Zoo Palace où j’ai vu le film Rocky en boucle, un dimanche pluvieux avec Mamie. Il deviendra un centre évangélique pour Africains. Après le cinéma, un magasin de chaussures pour pieds sensibles aux modèles ternes. Les souliers, couleur caillou, m’évoquaient les héroïnes de Buñuel et surtout Tristana. Face au magasin et au cinéma, une cabine téléphonique dans laquelle j’ai donné mes premiers rendez-vous amoureux puis le boulevard Poniatowski et la Foire du Trône avec ses manèges virevoltant dans les airs, invariablement tous les printemps. Voilà le décor principal de mon enfance. Mes souvenirs vont et viennent dans ma mémoire entre réalité, rêves, cauchemars, fantasmes et mythomanie. Parfois ils se retirent dangereusement pour ne faire place qu’à l’angoisse. Il m’est difficile de savoir ce qui s’est passé avant ma quatrième année, avant que nous nous séparions de papa. J’ai des intuitions mais il me semble que les mots sont désordonnés, hors de moi, enfermés dans une zone infranchissable. Faute de pouvoir en référer aux parents, à des proches, je peux regarder des photographies, des films, des livres, des journaux, consulter divers documents d’époque, c’est tout.

II

Il fait beau, très beau, mes petits pieds boudinés sortent de l’eau. J’ai chaud, c’est normal, je transpire, c’est le plein été. J’ai un chapeau rouge, j’ai toujours su qu’il était de cette couleur. À côté de moi, à hauteur de mes yeux, il y a un tablier à fleurs moutarde, blanc et vert, celui de ma Mamie. Elle m’emmène vers une maison, je crie, je ne sais plus pourquoi j’émets cette alerte stridente. Mamie est à côté de moi et en même temps je la vois allongée sur un transat, elle porte des lunettes de la Sécurité sociale mais noires comme celles de Jean-Pierre Melville à la sortie de son film L’Armée des ombres. Je sens très fort le roman noir ou bien le film noir, je ne sais pas pourquoi. Peut-être à cause de la confusion et de l’affolement de ce moment que j’ai gardé en moi, associé à un affolement plus grand encore, un mouvement de folie. Il cache une vérité que je ne peux pas saisir lorsque je rentre dans cette maison de Saint-Tropez avec Mamie. La maison est noire, à l’intérieur tout est sombre tandis qu’à l’extérieur, elle se détache sur un ciel bleu, limpide et un champ de roseaux sauvages. Mes yeux ne voient pas au-delà, je suis toute petite. Je cours pour monter sur le lit, je crie, c’est épouvantable, la maison est infestée de fourmis rouges, ou bien est-ce les tomettes, je ne sais plus. La maison, qui n’était pas un cabanon, est très proche de la mer, dans un endroit où nous sommes seules, c’est curieux de penser qu’on pouvait vivre isolé à Saint-Tropez. Il y a un drame, pas seulement les fourmis ou les coups de soleil qui me donnent chaud, mais la vente de cette maison que j’adore. Je déteste l’idée que nous nous en séparions et cette nouvelle est arrivée le même jour que l’invasion des fourmis rouges, le jour aussi où j’ai rendez-vous avec mon père. J’ai peur. Nous devons le retrouver pour déjeuner chez Sénéquier. Depuis le début des vacances il n’a pas dormi avec nous ou alors il est venu durant mon sommeil. Parfois il me semble entendre sa voix et son accent hongrois derrière mes paupières fermées. Difficile de savoir depuis combien de temps nous ne vivons plus avec lui. Papa n’est pas dans la maison et pourtant nous nous sommes baignés ensemble dans la mer. Il a acheté cette maison, elle est à lui. Je ne sais plus comment cette information m’est arrivée. J’ai un souvenir plus exact d’Œdipe roi, lorsque le jeune garçon part sur les chemins pour aller consulter l’oracle de Delphes, afin de savoir si ses parents sont bien ses vrais parents. L’oracle ne répond pas à sa question mais lui répète ce qu’il lui a déjà dit : qu’il tuerait son père. J’ai revu le film de Pasolini, les pas du jeune homme sur la terre, lui aussi traverse des nuages de poussière. Au bout de la route, dans le flamboiement de la matinée déjà si chaude, la décapotable de ma mère, une Simca gris éléphant intérieur cuir rouge, un cadeau de mon père. Pour y arriver il faut traverser des vignes au sol caverneux et mou, c’est loin, c’est long. La route, la mer, le bleu du ciel. Ma mère porte une robe de plage ouverte sur le côté, forme caducée, elle a un brushing, son nez est refait depuis longtemps en patinoire. À cette époque, elle ressemble à cette fille qu’on dit sortie de chez Madame Claude, Mireille Darc. Bien plus tard, j’irai en internat Sports Études avec une parente de Mireille Darc, quelque part dans les Yvelines. Elle se hissait sur les barres parallèles haut dans les airs et pas moi, à cause de l’héroïne que je m’injectais dans les veines pour trouver le calme.

Je devais avoir un siège ou un gros coussin dans l’auto car je n’étais pas dans les bras de Mamie. Je ne sais pas où dort mon père, je l’ai su plus tard, grâce à une photo qu’un ami avait prise de lui dans son hôtel à Saint-Tropez. Il porte une chemise jaune pâle et un foulard vert autour du cou, derrière lui, la piscine, petite, jolie, des murs en grosses pierres plates irrégulières, un escalier avec une rambarde en fer forgé décorée de plantes grasses, c’est le Byblos je crois. Mon père a dû donner cette photo à ma mère. Je sais qu’il l’a donnée pour moi, elle est dans un cahier de moleskine marron. Je n’ai pas toujours pu garder avec moi ce cher cahier de moleskine marron où aucune photo n’est datée, moi-même j’ai du mal à savoir si j’ai deux ou trois ans. Un pédiatre le dirait, mais pour l’instant c’est resté dans le dossier « recherches à approfondir autour de mon père ». Le cahier de moleskine, ma mère me l’a confisqué, puis rendu, puis repris à nouveau. C’est le seul bien matériel que j’ai hérité de papa avec deux lettres, deux cartes postales, quelques pierres et une lithographie encadrée de Picasso, La Colombe.

© Grasset 2017

© Photo : JF Paga

 

Quatrième de couverture > Elle s’appelle Eva, elle est adorable avec ses boucles blondes et ses bras potelés. Une enfant des années 70. Ses parents se séparent très vite. Dès lors, sa mère l’enferme dans un quotidien pervers et éloigne le père par tous les moyens en le traitant de « nazi ». Photographe, elle prend Eva comme modèle érotique dès l’âge de quatre ans, l’oblige à des postures toujours plus suggestives, vend son image à la presse magazine. Emportée dans un monde de fêtes, de déguisements et d’expériences limite, entre féerie et cauchemar, la petite fille ne cesse d’espérer et de réclamer l’absent qui seul pourrait la sauver de son calvaire. Mais sa mère, elle-même fruit d’un inceste, maintient l’enfant-objet sous emprise et attendra deux ans avant de lui annoncer la disparition de son père. Enfin, à l’adolescence, le scandale explose.

Comment survivre parmi les mensonges, aux prises avec une telle mère, dans une société qui tolère le pire ? Une seule voie, pour Eva devenue adulte mais restée une petite fille en manque d’amour : mener l’enquête sur son père, tenter de reconstruire ce qui a été détruit. Une expérience vertigineuse.

Eva Ionesco est née en 1965. Après une carrière de modèle, elle fait des études théâtrales avec Patrice Chéreau, joue dans plusieurs longs métrages et pièces avant de réaliser son premier film, My little princess, en 2011. Le deuxième, Une jeunesse dorée, est en préparation. Innocence est son premier roman.

Pages choisies par Annick Geille

Eva Ionesco, Innocence, Grasset, août 2017, 432 pages, 22 €

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