Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Éric Reinhardt. Extrait de : La chambre des époux

EXTRAIT >

Son cancer lui a été annoncé, à la suite d’une mammographie effectuée à son initiative en raison d’une grosseur, en décembre 2006. Comme cette tumeur d’un peu plus de quarante millimètres n’avait pas été détectée six mois plus tôt par le même examen, les médecins ont émis l’hypothèse d’un cancer à évolution rapide, éventuellement inflammatoire. Le délai nécessaire à l’analyse de la ponction a été ce que j’ai vécu de plus douloureux de toute mon existence.

Pendant ces quelques jours, pour échapper à l’angoisse de l’attente, j’allais me réfugier dans mon bureau, où j’écrivais les pages de Cendrillon consacrées à Margot. Le hasard avait voulu que j’en sois là de mon roman quand elle m’avait téléphoné pour m’annoncer qu’elle était malade. Ces mots d’amour qui sortaient du clavier comme des larmes, j’ai parfois frémi de les sentir comme une nécrologie, mais que faire d’autre ? Ces pages de Cendrillon sont pour moi comme le sortilège qu’éperdu j’ai lancé avec rage au visage du cancer.

Les examens ont révélé qu’il n’était pas inflammatoire mais à évolution rapide, stade 4. Il a été décidé d’un protocole en trois temps, huit cures de chimiothérapie à partir du janvier, une opération début juillet pour extraire ce qui subsisterait de la tumeur, enfin pendant deux mois une séance de rayons quotidienne.

Quoi de plus banal qu’un cancer du sein ? Mais c’est rien, de nos jours, un cancer du sein ! Toutes les femmes ont un cancer du sein ! J’ai prononcé et entendu ces phrases un nombre incalculable de fois, lancées vers elle pour la tranquilliser. Mais personne, à l’hôpital, bien entendu, ne peut tenir ce genre de propos. Les cancérologues ne peuvent pas dire que le cancer du sein est anodin. Rien n’est dit, jamais, pour rassurer le malade. Quand celui-ci, affaibli, mendie un mot encourageant, il ne l’obtient jamais. Il doit vivre avec cette hypothèse que la chimio sera peut-être inefficace.

J’ai vu réapparaître les symptômes de ces crises de panique que j’avais connus chez elle quand nous nous étions rencontrés. Je me suis dit que le pire n’était pas tant la maladie, dont s’occupaient désormais les médecins, que l’effroi, l’angoisse, une panique dévastatrice. J’avais peur qu’elle ne s’abandonne à son mal. Elle était déjà partie pour une croisière fatale dans les ténèbres. C’est contre ça, je l’ai compris, que nous devions lutter. Car cette croisière et le cancer dont elle ferait son océan nocturne pourraient fort bien nous engloutir.

Elle commençait à regretter que nous ayons fait un deuxième enfant. Pourquoi tu dis ça ? je l’interrogeais. Elle se mettait à pleurer. Il est trop petit... elle me répondait. Trop petit... mais trop petit pour quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? L’idée que morte elle laisse derrière elle un enfant de quatre ans lui était insupportable. Elle se sentait coupable d’avoir donné naissance à un enfant qu’elle allait devoir abandonner. Pour moi la question n’était déjà plus là, qu’elle vive ou qu’elle meure, car je m’étais convaincu qu’elle n’était plus en danger. Tu ne vas pas mourir. Tu ne vas pas le laisser seul. Crois-moi. Tu vas vivre. Il va te voir vieillir ton enfant ! Je passais des heures à ses côtés à combattre ses démons mortifères.

Ma femme m’a demandé, début janvier, de terminer Cendrillon pour le printemps. Il me restait trop de pages à écrire, trop de scènes à mettre en place pour que cet objectif me paraisse réaliste. Mais elle avait besoin d’inscrire ses forces dans un combat conjoint : Tu te bats avec ton roman, je me bats contre le cancer, on fait ça tous les deux, ensemble, côte à côte, l’un avec l’autre. Et en septembre je suis guérie et toi tu sors ton livre. Et après on passe à autre chose. J’en ai besoin. Écris. Termine. Sors Cendrillon en septembre.

J’ai travaillé pendant trois mois dix ou douze heures par jour. Sans fatigue. Porté par un élan inouï. Rien ne pouvait m’arrêter. Elle m’a donné la force d’écrire. Je lui ai donné la force de guérir. Elle a été ma force et j’ai été la sienne. C’est l’expérience la plus hallucinante que j’aie jamais vécue. Moi au sixième étage de notre immeuble, dans une chambre de bonne, ma femme au quatrième, dans notre appartement, les enfants à l’école. J’ai écrit la moitié des six cents pages de Cendrillon, c’est‑à-dire environ 600 000 signes, en d’autres termes quatre cents feuillets, en l’espace de trois mois.

Moi qui ai peur d’écrire, qui entretiens avec la création une relation intimidée, je me suis transformé en instrument sans état d’âme. Ma trajectoire de prédilection est devenue la rectiligne. Comme un couteau lancé vers sa cible. La peur de la mort a éradiqué les bouclettes et les itinéraires détournés. Il n’était pas question de buter, ne serait-ce qu’une seule journée, sur un obstacle technique. C’était devenu une question de vie ou de mort. Comme si ma femme avait été prise en otage contre un rendu ponctuel de manuscrit. Si j’étais redescendu un jour en lui disant, Je n’y arrive pas, j’abandonne, c’est impossible d’écrire dans ces conditions, j’aurais eu peur qu’on s’engage dans une voie périlleuse où nous accepterions de nous laisser dominer par les circonstances de la vie.

Nous n’avons jamais été aussi proches. Nous vivions en autarcie. Elle lisait chaque jour ce que j’écrivais. Elle s’habillait comme avant, avec la même élégance, la même recherche, sans le moindre laisser-aller, jamais, comme quand elle allait au travail, même pour rester chez elle. Nous déjeunions et nous buvions ensemble une tasse de thé vers dix-sept heures. Elle vieillissait de jour en jour. Elle me disait : J’ai quatre-vingt-dix ans. Elle s’arrêtait, pour reprendre son souffle, à chaque étage, longuement, comme les vieilles dames. Elle était de plus en plus fatiguée. Nous nous rendions rue du Faubourg-Montmartre acheter des pâtes de fruits, pour lui donner de l’énergie.

Pourquoi je raconte ça, ces choses si personnelles, par exhibitionnisme ? C’est qu’il se trouve forcément parmi les lecteurs de ces lignes des couples abasourdis par un cancer du sein découvert récemment, et qui ont peur, et qui sont désemparés, et qui peut-être ont besoin d’entendre ceci, c’est qu’il leur appartient d’en faire un moment fort, d’amour, de vérité, de beauté, d’exception. Ma femme avait reçu une lettre d’une connaissance professionnelle qui habitait à Londres. Elle avait eu un cancer du sein et lui disait qu’à présent elle allait bien. Et qu’elle gardait de cette période, avec son mari, une certaine nostalgie. Oui. Une certaine nostalgie. J’ai adoré cette phrase, qui peut paraître choquante ou déplacée, hérétique. Mais je la comprenais. Je savais que nous avions besoin de l’entendre.

Car par ailleurs on nous a dit, nous avons lu partout que l’épreuve serait atroce, qu’en général les couples se disloquaient, que ma femme se déliterait, qu’elle perdrait sa dignité, que tout désir disparaîtrait, que les amis s’éloigneraient, que nos enfants seraient traumatisés, que le quotidien deviendrait médical, déliquescent. Une sinistre unanimité. La maladie, même surmontée, détruirait tout sur son passage.

Il faudrait toujours se comporter, quelles que soient les circonstances, de manière à devenir nostalgiques. C’est-à-dire produire de la beauté. Quelles que soient les circonstances, coûte que coûte, objectif obsessionnel, produire de la beauté. Même avec un cancer. Surtout avec un cancer. La beauté du présent, d’être ensemble, de se battre, de s’aimer. L’intensité et la rareté. Le cancer peut être vécu comme quelque chose de positif. Son traitement ouvre une période pendant laquelle on chemine vers une libération.

L’amour et une proximité urgente, entière, incandescente, qui donne un prix inestimable à chaque instant. Une structure affective spectaculaire qui se révèle et qui soutient celui qui est malade, amis et collègues, voisins ou commerçants, de la manière la plus indéfectible. Ma femme recevait des SMS dont la lecture me faisait fondre en larmes. J’étais tellement terrorisé de la perdre que je passais de longues minutes, chaque soir, éperdu, à la serrer dans mes bras. Je devais la posséder, l’absorber, être en elle, qu’elle soit vivante. Ça passait par le corps. Ça devenait sexuel. En dépit de la perte des cheveux, des cils et des sourcils, qu’importe, on s’en fout, ce qui compte, on en prend conscience dans ce genre de situations, c’est la vérité profonde de l’autre et de la relation. J’ai compris que je pourrais l’aimer enlaidie, altérée, opérée. Je m’acclimatais à tout changement d’apparence. Je me suis mis à n’avoir plus peur de l’opération. J’embrassais ses paupières nues. De cela on ne peut se douter avant de le vivre. Et désormais je comprends qu’on peut avoir envie de faire l’amour avec sa femme qui a soixante-dix ans, chose inconcevable pour moi avant cette expérience. J’en ai parlé avec d’autres qui ont connu le même processus. Qui ont découvert en cours de route leurs réactions et des ressources insoupçonnables. Et c’est pourquoi je l’écris.

Ma femme a été opérée début juillet après six mois de chimio. Il ne restait de sa tumeur qu’une tête d’épingle presque invisible. Cendrillon est sorti fin août. Elle a recommencé à travailler début septembre. Ses cheveux ont repoussé. Désormais elle les porte court. Comme une nouvelle identité.

© Gallimard 2017

© Photo : Francesca Mantovani

 

Quatrième de couverture > Nicolas, une quarantaine d’années, est compositeur de musique. Un jour, sa femme Mathilde apprend qu’elle est atteinte d’un grave cancer du sein, qui nécessite un long traitement. Alors que Nicolas s’apprête à abandonner son travail en cours, pour se consacrer à elle, celle-ci l’exhorte à terminer la symphonie qu’il a commencée pour qu’ils unissent leurs forces dans un combat conjoint : « Tu te bats avec ta symphonie, je me bats contre le cancer, on fait ça tous les deux, ensemble, côte à côte, l’un avec l’autre. Et en septembre je suis guérie, et toi ta symphonie est jouée en concert. »

Éric Reinhardt s’inspire d’une expérience, celle de son épouse qui a été atteinte d’un cancer du sein pendant qu’il écrivait Cendrillon, il y a exactement dix ans. Son texte est vif et radical, il défend une vision particulière du désir et de la maladie au sein du couple. C’est une méditation sur la puissance salvatrice de l’amour et de l’art à laquelle il nous invite.

Éric Reinhardt, né à Nancy en 1965, est un romancier et dramaturge français. Il vit et travaille à Paris. Son dernier roman, L’amour et les forêts (2014), a rencontré un grand succès.

Pages choisies par Annick Geille

Éric Reinhardt, La chambre des époux, Gallimard, coll. : « Blanche », août 2017, 176 pages, 16,50 €

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