Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Marc Dugain. Extrait de : Ils vont tuer Robert Kennedy

EXTRAIT >

Avant que notre relation amoureuse ne débute, Lorna avait une façon inquiétante de me fixer pendant les cours. Je ne comprenais pas ce qui suscitait l’intérêt de cette beauté pour un sexagénaire abîmé. Quelque chose ne collait pas entre cette grande femme blonde aux traits délicats et un homme comme moi. Au début, j’ai pris son inclination pour le jeu de séduction d’une étudiante envers son professeur. Ensuite je l’ai suspectée de travailler pour la CIA et je dois vous confesser qu’il m’arrive encore de le penser, même si c’est me donner une importance exagérée. J’ai aussi imaginé qu’elle cherchait un père de substitution, que je lui paraissais adapté pour ce rôle. Désirer un homme tellement plus âgé révèle chez une femme un rapport particulier à son père, comme si elle voulait le garder auprès d’elle. Il m’est arrivé de lui reprocher cette attraction pour moi et de lui dire qu’elle dénotait dans sa psychologie des failles inquiétantes dont je me blâme de profiter. Parfois, cette relation aux limites de l’indécence me semble presque incestueuse. Je crains de m’afficher en public avec elle, le regard scrutateur des autres me blesse. Je suis incapable de justifier notre relation autrement que par le fait que je ne sais pas y renoncer. C’est en tout cas ce que je me plais à dire pour ne pas m’avouer que je l’aime profondément.

Nous avions pris le ferry tôt le matin à Horseshoe Bay en direction de l’île de Vancouver pour une journée de promenade qu’elle pensait ordinaire. À l’arrivée, nous avons roulé un long moment sur la route principale. Une brume des premiers jours d’hiver s’était levée, dévoilant une nappe bleue uniforme dont il est difficile d’imaginer qu’elle est chargée de pollution. J’ai agi par une pression sur la main de Lorna pour la prévenir du changement de plan. Puis je lui ai indiqué la route à prendre sur la gauche en accompagnant mon geste d’un sourire. Je lui avais souvent parlé de ces lieux et à plusieurs reprises elle m’avait demandé de les lui montrer. Mais je ne m’étais jamais décidé. La conduire à la maison de mon enfance m’obligeait à un travail considérable sur moi-même. Il était impossible de me connaître sans découvrir cet endroit, et Lorna attendait cette opportunité depuis longtemps.

La maison principale, celle de mes parents, reposait sur un promontoire. Ses deux grandes fenêtres donnaient sur un balcon à l’aplomb formé par une falaise noire tombant brutalement dans la mer et fermant une crique protégée des vents. Un chemin abrupt contournait l’édifice en bois pour descendre vers une plage minuscule. Il en partait un ponton en rondins auquel restait attachée une barque métallique. Avec le soleil, ses oscillations projetaient dans l’espace des éclairs de lumière comme ceux faits par un enfant avec un bout de miroir brisé. J’avais été cet enfant, et les malheurs qui s’étaient succédé dans cette maison ne sont pas parvenus à effacer mes premiers souvenirs, quand j’allais seul, d’enchantement en enchantement, dans le silence suspendu de cette crique. Le terrain montait entre les arbres où une clairière en retrait abritait une maison à peine plus petite que la première. Celle-ci avait été construite au milieu des années cinquante pour ma grand-mère, qui en avait aménagé l’intérieur en bonbonnière Napoléon III où dominaient les tissus pourpres et le faux Henri II, des meubles introuvables dans cette partie du monde.

Ce décor lui rappelait ses premières années, quand elle faufilait sa grâce enfantine dans le décor de la guinguette tenue par sa mère en bord de Marne, où les fins d’après-midi basculaient dans des transactions douteuses entre des hommes et des femmes qui lui souriaient en passant. Les messieurs lui caressaient parfois la tête de leurs mains baguées avant de s’éclipser dans de petites chambres sonores en poussant leurs compagnes. Maine comprit plus tard que cette caresse était le rite superstitieux de vieux messieurs qui craignaient de se trouver impuissants devant leurs conquêtes vénales, après avoir passé l’après-midi à boire et à se vanter.

Lorna parlait peu, raison pour laquelle elle avait souvent le mot juste. Elle trouva les deux maisons comme pétrifiées.

Le souvenir de mon père planait au-dessus de la propriété. J’avais beaucoup aimé cet homme mais il était difficile pour ne pas dire impossible de le connaître. Il était intimement organisé pour échapper aux autres, à leur curiosité, à leur emprise. Je me souviens de cette façon qu’il avait de regarder les gens quand ils cherchaient à percer le mystère de sa personnalité hypnotique. Il les fixait puis il leur souriait, et immanquablement ses interlocuteurs détournaient la tête, incommodés par une lumière excessive. Il riait facilement de tout ce qui s’y prêtait et son sourire laissait peu de femmes insensibles. Je l’ai longtemps cru incapable de complicité avec quiconque jusqu’au jour où j’ai compris la profondeur et la force des liens qui l’unissaient à ma grand-mère. Ils échangeaient souvent des regards furtifs, lourds de sous-entendus.

Mon père échappait en général aux discussions en se levant, en se servant un whisky avec de la glace ou en faisant mine de chercher ses cigarettes. Il laissait parfois ma mère en plan avec ses invités, et je le retrouvais dans le jardin, face à la mer, tirant profondément sur sa cigarette qu’il tenait entre les dents. Il posait alors sa main sur mon épaule en m’invitant à regarder vers le continent dont on pouvait apercevoir les lumières certains jours où le vent poussait les feuilles des arbres. Puis il écrasait sa cigarette du bout de sa chaussure et il me disait en français : « Allez, mon vieux, il faut y retourner. »

Les illusions de l’adolescence m’ont poussé à croire que j’hériterais de cette complicité qu’il réservait à ma grand-mère, mais quand j’eus vraiment l’âge d’y prétendre, il ferma la porte comme s’il craignait qu’une proximité entre nous ne me conduise un jour à souffrir. Il restait au seuil de lui-même, et l’idée que d’autres y pénètrent à sa place lui était intolérable. Il s’en excusait auprès de moi par des attentions empressées, souvent maladroites.

Nous multipliions les activités ensemble, prétextes à ne rien se dire. Le mouvement, toujours le mouvement. Nous partions des journées entières dans le canot métallique en longeant la côte. Mon père aimait s’épuiser et il y consacrait une bonne partie de son temps libre. Le rivage avoisinant était construit de belles maisons plus prestigieuses que la nôtre. Des pelouses tondues de près descendaient doucement sur plusieurs hectares et leurs appontements hébergeaient de fiers voiliers à l’ancienne. Mon père aimait les regarder en passant mais aucune des maisons ne lui plaisait vraiment car toutes recelaient un désir de paraître « faute de parvenir simplement à être », considération qui résonne étrangement à la lueur de ce que j’ai découvert sur lui depuis. J’attendais qu’il me parle, parfois au point de ne plus oser engager la conversation. Son ailleurs me semblait démesuré, et il me gratifiait d’un sourire gêné quand il en revenait. Pour se faire pardonner, il me bousculait, me faisait parfois tomber, m’enserrait les épaules de son bras puissant, me frottait le dessus de la tête. Sa bienveillance à mon égard masquait un profond désintérêt pour ce que je faisais en dehors des moments que nous passions ensemble. Il suivait de très loin ma progression intellectuelle et ne se préoccupait jamais de mes résultats scolaires. Il me jugeait intelligent et équilibré, et c’était bien assez pour que tout le reste en découle.

Nous n’avons pas pénétré dans la maison principale, Lorna et moi, pas plus que dans l’autre. Elles s’étaient dégradées avec le temps. Après la disparition de ma grand-mère au début des années quatre-vingt, j’ai été tenté de vendre la propriété. J’ai rencontré trois ou quatre acheteurs, et à aucun je n’ai eu le cœur de cacher ce qui s’y était passé en 1967. Je les en informais d’une phrase que je lâchais au dernier moment quand je les sentais sur le point de se précipiter chez un notaire pour conclure la vente. Ces quelques mots suffisaient à les couper dans leur élan dont ils retombaient gênés, avant de trouver la formule qui allait leur permettre de se dédire sans me blesser. Un seul acheteur m’a écouté sans réagir. Il en a profité pour demander une baisse de prix conséquente que j’ai refusée.

En allant contre mon intérêt, je les empêchais d’acquérir la maison de mes moments heureux. J’ai finalement renoncé, je l’ai retirée de la vente malgré des dizaines de demandes d’acheteurs depuis. Parmi eux, beaucoup de Chinois venus investir en Colombie-Britannique leurs fortunes trop rapidement faites de l’autre côté du Pacifique. Il m’est arrivé de revenir seul dans la maison ces quarante dernières années pour y consulter les archives et papiers entreposés par mon père, mais je n’ai recommencé à y dormir que récemment.

© Gallimard 2017

© Photo : Francesca Mantovani

 

Quatrième de couverture > Un professeur d’histoire contemporaine de l’université de Colombie britannique est persuadé que la mort successive de ses deux parents en 1967 et 1968 est liée à l’assassinat de Robert Kennedy. Le roman déroule en parallèle l’enquête sur son père, psychiatre renommé, spécialiste de l’hypnose qui a quitté précipitamment la France avec sa mère à la fin des années quarante pour rejoindre le Canada et le parcours de Robert Kennedy. Celui-ci s’enfonce dans la dépression après l’assassinat de son frère John, avant de se décider à reprendre le flambeau familial pour l’élection présidentielle de 1968, sachant que cela le conduit à une mort inévitable. Ces deux histoires intimement liées sont prétexte à revisiter l’histoire des États-Unis des années soixante. Contreculture et violence politique dominent cette période pourtant porteuse d’espoir pour une génération dont on comprend comment et par qui elle a été sacrifiée. Après La malédiction d’Edgar et Avenue des Géants, Marc Dugain revient à ses sujets de prédilection où se côtoient psychose paranoïaque et besoin irrépressible de vérité.

Pages choisies par Annick Geille

Marc Dugain, Ils vont tuer Robert Kennedy, Gallimard, août 2017, 400 pages, 22,50 €

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