Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Jean-Baptiste Andrea. Extrait de : Ma reine (Prix du Premier roman 2017)

EXTRAIT > Prix du Premier roman 2017

C’est le soleil qui m’a réveillé, il appuyait sur mes paupières avec ses pouces chauffés à blanc. J’ai mis un bras en travers de mes yeux pour continuer à dormir. Il y avait un grand calme autour de moi, juste le bruit de l’air qui poussait sur la terre, mais au milieu de ce calme, il y avait quelque chose d’autre, une forme sculptée par le vent, et j’ai fini par ouvrir les yeux.
Elle me regardait, assise sur le rocher, le menton sur les genoux et les bras autour. J’ai sursauté et elle aussi. On s’est regardés sans trop savoir quoi faire.
– J’ai cru que t’étais mort, elle a fini par dire.
Elle avait une drôle de voix rauque, une voix de femme qui n’allait pas avec son corps de fille. Elle était très mince, tellement qu’elle avait l’air de pouvoir se glisser entre deux rafales de vent sans déranger personne. Ses cheveux étaient courts et blonds avec une longue mèche sur le front, un genre de coupe de garçon. Mais ce sont ses yeux qui m’ont frappé, et quand je dis frappé j’ai vraiment eu l’impression de recevoir un coup, parce qu’ils avaient l’air en colère et que je n’avais rien fait.
J’ai répondu que non, je n’étais pas mort. Je voulais qu’elle me laisse tranquille, j’avais besoin de penser, c’était la première fois de ma vie que j’avais dormi loin de mes parents et il fallait que je réfléchisse pour comprendre ce que ça voulait dire, j’étais sûr que c’était important. Au lieu de me laisser tranquille, elle m’a regardé en fronçant les sourcils mais pas tout à fait comme le font les gens à qui je parle pour la première fois et qui ont toujours l’air étonné. Ça m’a énervé parce que c’était nouveau et que je n’aime pas trop ce qui est nouveau.
Elle m’a dit son nom alors que je ne lui avais rien demandé. Viviane. Quand j’ai voulu lui dire le mien, elle ne m’a pas laissé parler.
– Ça fait mal, ta figure ?
J’ai touché ma joue, c’était dur et râpeux là où j’avais frotté la falaise, ça piquait juste un peu. J’ai grogné. Ensuite elle a désigné mon blouson, mon beau blouson jaune avec les lettres rouges dans le dos.
– Shell, c’est un drôle de nom.
Et elle a éclaté de rire. C’était quelque chose de chouette, son rire, c’était frais et c’était agréable. Mais bon, je ne m’appelais pas Shell. Shell, c’est une marque d’essence et je lui ai dit. Elle s’en fichait, elle aimait Shell, n’importe quel autre nom m’irait moins bien, ce serait moche. Après ça je me voyais mal lui dire comment je m’appelais.
– C’est toi qui es moche, j’ai répondu à la place.
Sur le coup je n’ai pas trouvé mieux, et franchement c’était déjà bien envoyé. Tellement bien envoyé que Viviane a serré les dents, elle est descendue du rocher. J’ai cru qu’elle allait me sauter dessus. Je suis fort mais elle avait l’air vraiment en colère. Je n’étais pas très rassuré. Quand elle a parlé, sa voix m’a fait penser au vent.
– Je t’ai pas autorisé à parler, elle a dit.
– Je parle si je veux.
– Je te déteste.
– Moi aussi.
Elle a eu l’air de réfléchir, elle a regardé le ciel, puis la terre. Du bout du pied, elle a fait un petit trou dans la poussière.
– Tu fais quoi ?
J’ai respiré de toutes mes forces pour me faire plus gros.
– Je vais à la guerre.
– Quelle guerre ?
J’ai ricané. Quelle guerre? Elle ne regardait jamais la télé ?
– Celle de la télé.
– Pourquoi ?
Toutes ces questions, ça me fatiguait, j’avais l’impression de prendre une raclée sans qu’elle me touche.
– C’est comme ça, je lui ai répondu. Les hommes, ça va à la guerre.
Elle a craché par terre, et là non plus ça n’allait pas avec son corps de fille, mais ça allait avec la rage dans ses yeux. Elle m’a encore demandé :
– Pourquoi ?
– Pourquoi quoi ?
– Tu veux être un homme.
Je n’ai pas su quoi répondre. Ça n’a pas dérangé Viviane, elle a répondu pour moi.
– T’es un grand échalas d’imbécile. Voilà pourquoi.
Je ne connaissais pas échalas mais je connaissais imbécile, et ça ne m’a pas fait plaisir. J’ai serré les poings.
J’ai vu tout de suite que je lui avais fait peur. Autrefois j’allais à la chasse avec mon père, jusqu’au jour où le fils Martel avait été tué d’un mauvais coup de fusil parce qu’on l’avait pris pour un sanglier, et ma mère avait dit qu’elle ne voulait plus que j’y aille. Mais je me rappelais la tête d’un renard que les chiens avaient acculé, et Viviane faisait la même. J’ai tout de suite défait mes poings. Elle avait les larmes aux yeux. C’est idiot, mais ça m’a donné envie de pleurer aussi.
– Je te déteste, elle a répété.
– Je te déteste encore plus.
Elle a tourné le dos et elle est partie, et ça m’a presque soulagé de ne plus voir ses yeux. Plus loin, elle s’est retournée.
– Je reviendrai demain.
Je me suis mis à rire, des fois ça effrayait les gens quand je riais comme ça tellement c’était fort. Qu’est-ce qu’elle croyait ? Demain, je serais loin d’ici, je serais de l’autre côté du plateau, peut-être même déjà à la guerre. J’ai ouvert la bouche pour me moquer d’elle et j’ai dit :
– D’accord.

Le lendemain, elle n’est pas revenue. J’ai attendu toute la journée, si j’avais eu une montre je l’aurais regardée tout le temps. Ça n’aurait rien changé parce que je ne comprenais pas les aiguilles. Elles bougeaient quand on ne les regardait pas, alors évidemment je détestais ça. On pouvait m’expliquer tout ce qu’on voulait, ça n’était pas normal.
Une montagne, ça c’était facile à comprendre. Ça restait là, ça ne demandait rien à personne, ça ressemblait toujours à une montagne et ça ne se transformait pas en éclair au chocolat ou en clé de dix-huit quand on avait le dos tourné. J’aimais la vallée, la station, le plateau, parce qu’ils étaient toujours pareils. Même s’il neigeait l’hiver on les reconnaissait bien, c’était comme s’ils étaient déguisés mais je savais qu’au fond, c’étaient les mêmes. C’était juste un jeu.
À force, je me suis ennuyé. À la station il y avait toujours quelque chose à faire, comme de soulever un truc lourd ou d’astiquer le téléphone. Après je pouvais rester allongé à tâter mes muscles durs comme du fer sous ma peau, ou à regarder la bakélite briller, et la journée passait.
Là sur le plateau je ne savais pas comment occuper mes mains, elles pendaient trop lourdes au bout de mes bras. La seule chose qu’on pouvait faire, c’était marcher – je ne préférais pas parce que j’attendais Viviane – ou escalader les balles de foin. Mais ça, c’était dangereux.

© L’Iconoclaste 2017

© Photo : Vinciane Lebrun-Verguethen

 

Quatrième de couverture > Vallée de l’Asse. Provence. Été 1965. Il vit dans une station-service avec ses vieux parents. Les voitures qui passent sont rares. Shell ne va plus à l’école. Il est différent. Un jour, il décide de partir. Pour aller à la guerre et prouver qu’il est un homme. Mais sur le plateau qui surplombe la vallée, nulle guerre ne sévit. Seuls se déploient le silence et les odeurs du maquis. Et une fille, comme un souffle, qui apparaît devant lui. Avec elle, tout s’invente et l’impossible devient vrai. Il lui obéit comme on se jette du haut d’une falaise. Par amour. Par jeu. Et désir d’absolu.

Ma reine est une ode à la liberté, à l’imaginaire, à la différence. Jean-Baptiste Andrea y campe des personnages cabossés, ou plutôt des êtres en parfaite harmonie avec un monde où les valeurs sont inversées, et signe un conte initiatique tendre et fulgurant.

Jean-Baptiste Andrea est né en 1971. Il est réalisateur et scénariste. Ma reine est son premier roman. Il a obtenu le Prix du Premier roman 2017.

Pages choisies par Annick Geille

Jean-Baptiste Andrea. Ma reine, L’Iconoclaste, août 2017, 230 pages, 17 €

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