Souffrir et survivre, "Le Temps des hommes" de Julien Blanc

Commençons doucement, car cette fois, il faut absolument parvenir à appâter le lecteur ; il me faut le convaincre du fait que ce livre-ci est un des meilleurs que j'ai lus depuis dix ans ; que ne pas lire ce livre serait digne d'un crétin, d'un âne bâté ou pire : d'un informaticien ; que cet ouvrage excellent, autrefois paru en 1948 et réédité aujourd'hui, est de la même qualité qu'un récit de Cendrars tel que La Main coupée, ou d'un roman de Malraux tel que La Condition humaine.


Oui, reconnaissons-le, je mets ici la barre un peu haut. Car il me faudrait avouer, si cela s'avérait nécessaire, que j'ai un grand amour pour le Cendrars de La Main coupée, et un immense respect pour le Malraux de La Condition humaine. Et pourtant...


Et pourtant, ayant lu ce livre dans le TGV, retour du Salon du Livre, puis l'ayant relu hier au soir, je n'ai pas pu m'empêcher de penser que Julien Blanc aura été fort maltraité par le XXe siècle. Or il est un immense écrivain, sans doute un génie, et un homme fascinant. Ses romans autobiographiques : Confusion des peines, et le deuxième : Joyeux, fais ton fourbi, étaient eux aussi des chefs-d'œuvre.


Le regretté Louis Nucera, dans les années 80, avait bien voulu attirer mon attention sur ces ouvrages : la maison pour laquelle il travaillait, J.C. Lattès, venait de les rééditer ; or Confusion des peines avait paru chez Gallimard en 1943 ; Joyeux, fais ton fourbi, au Pré-aux-Clercs en 1947 ; et celui-ci, Le Temps des hommes, au Pré-aux-Clercs également, l'année d'après. Quel cadeau l'excellent Nucera m'avait fait ! C'est peu dire que je fus stupéfait de lire ces deux romans il y a trente ans. L'auteur racontait comment il avait été injustement condamné à la suite d'accusations aberrantes, comment il était devenu un de ces misérables « Joyeux », pauvres bougres condamnés aux Bat' d'Af' et voués à crever sur le front ou à mourir de dysenterie ; comment il avait soigné ses frères d'armes, avait été peu à peu moins maltraité, et comment il arrive à être (presque) réhabilité, au début de ce volume-ci, Le Temps des hommes.


Mais alors qu'il veut travailler humblement, passer son bachot et tenter de s'intégrer un peu à la société française de l'avant-guerre, une antique interdiction de séjour ressurgit du passé, et des flics le tabassent : « T'as été condamné à cinq ans de trique à Nice. Tu t'en rappelles pas, non, saloperie ? » Et le voilà « tricard » dans chaque grande ville de France, donc pratiquement condamné à l'exil. Il choisit de partir pour l'Espagne et là, c'est la guerre civile qui l'attend. Mieux, ou pire, il rencontre l'amour, en la personne de la merveilleuse Paquita. Et voici les amis, les gars avec lesquels on boit, la fraternité des gens qui portent les armes, les miliciens de la FAI qui ne seront « jamais soldats », les quignons de pain frottés d'oignon, le goût du sel et du sang, et les balles qui crépitent sur les murailles de Barcelone.


Bien entendu, Julien Blanc aggrave, embellit, romance, mais il a vécu tout cela, et quand ce n'est pas assez tragique, il a à peine besoin d'en rajouter : « Je n'arrivais pas à chasser l'image de la femme de Xiberta et de leur enfant mourant dans un souterrain. » Les ennemis tombent, Franco approche, les amis meurent, et la nuit on discute entre camarades des ressemblances entre la religion de Jésus-Christ et celle de Marx. Infirmier, Julien Blanc soigne les blessés, recoud les plaies, travaille avec Pascal, le bon médecin, celui qui sera tué par un franquiste d'une balle dans la tête. Il y aura pire. Avec Julien Blanc, c'est comme dans la réalité : il y a toujours pire. On s'attend à une tragédie plus profonde, qui ravinera plus cruellement ses chairs et sa pauvre âme depuis longtemps meurtrie : n'en doutez pas, cela viendra.


La terrible aptitude à la souffrance que l'on percevait dans ses précédents romans : Confusion des peines, et Joyeux, fais ton fourbi, est ici encore éclatante, comme un soleil noir qui aura éclairé sa vie de bout en bout. La question centrale de son œuvre est celle-ci : comment souffrir, et comment survivre à la souffrance. Question humaine par excellence, elle nous rapproche de lui, car nous sentons l'homme d'expérience, celui pour qui l'art de vivre est avant tout l'art de souffrir, même si on n'en voulait pas, de cette souffrance maudite !


Et lui, tendrement, dans ce roman sublime comme dans chacun des autres, il nous prend par la main, il recoud notre plaie et semble nous dire : tu as fait un bout de chemin avec moi, et nous saignons dans les mêmes ornières, attends, je vais t'aider. Roman de la douleur, roman du chaos, obscène par moments, y compris dans sa façon de dire l'amour avec une femme ou la mort d'un être cher, Le Temps des hommes est le roman de la fraternité humaine.


Je prie maintenant mes lectrices et lecteurs de me pardonner : je n'ai pas su faire mieux.


Mais si je devais désigner, parmi tous les livres que j'ai chroniqués depuis cinq ou six ans, celui que je place en tête de tous les autres, celui qu'il faut aller acheter en librairie et lire avant tous les autres, ce serait celui-ci : Le Temps des hommes.


Bertrand du Chambon


Julien Blanc, Le Temps des hommes, Finitude, décembre 2012, 224 pages, 21 €

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