François Dosse : Les chemins de traverse du structuralisme

« Le chien aboie, la caravane passe… » Le proverbe ne relève pas du cliché si on l’applique au maître ouvrage sur le structuralisme que François Dosse publia en 1991. À l’époque, cette vaste étude n’avait en effet pas suscité que des enthousiasmes. C’est en tout cas ce que reflétait le dossier consacré au sujet par la revue Le Débat deux ans plus tard. L’historien Christophe Prochasson avait notamment reproché à son collègue de s’être penché sur une matière qui ne concernait que de loin les serviteurs de Clio. Or, si les quelque trente pages du Débat sont depuis bien oubliées, l’étude aujourd’hui rééditée en deux volumes à La Découverte apparaît comme une référence difficilement contournable.

 

Mais comment rendre captivante l’évocation d’un mouvement d’idées tout en conservant une grande exigence d’analyse ? En articulant deux axes chers à tous ceux que Saussure a nourris : la diachronie et la synchronie. Dosse retrace, de façon assez linéaire, les parcours des individus, des sous-groupes ou des revues, qui firent le structuralisme. Cette approche horizontale est, en outre, truffée de plongées en à-pics dans les œuvres majeures ou les moments-clés. Le mouvement dialectique, partant dynamique, est donc assuré entre d’une part les approches contextualisées et d’autre part les manifestations concrètes que prit la pensée, ici à la faveur d’un essai, là d’une thèse ou d’un article, etc.

 

Comment, mieux qu’au fil de ses émergences et de ses résurgences, à travers ses déclinaisons multiples et jusqu’à son inéluctable déclin, comprendre l’importance du « moment structuraliste » qui imprégna l’histoire intellectuelle du XXe siècle ? S’il est entendu que le structuralisme ne prit pas le relais de l’existentialisme, il bénéficia quand même des fissures qui se creusaient dans la réputation monopolistique de Jean-Paul Sartre, entre autres raisons du fait de son aveuglement envers le stalinisme ou de ses retentissantes ruptures (avec Camus par exemple). Mais Dosse montre bien qu’en plus de ces facteurs une nouvelle ouverture philosophique était attendue, qui laisserait plus de latitudes au déploiement des sciences humaines, alors méconsidérées.

 

L’anthropologie fut sans doute la première d’entre elles à acquérir la reconnaissance qui lui était due, et elle en est principalement redevable à Claude Lévi-Strauss, avec son essai sur la prohibition de l’inceste et les structures de la parenté qui fit date. Cependant, la discipline fondatrice de la démarche structurale sera la linguistique. Le mérite de Dosse est d’éclaircir, d’une écriture redoutablement efficace et fluide, la filiation qui mène des notes de cours copiées par les étudiants de Saussure à l’application des principes énoncés par le linguiste suisse. Lien nécessaire entre le signifiant et le signifié, arbitrarité du langage, définitions des axes syntagmatiques et paradigmatiques, pertinence, toutes ces notions passeront par le filtre des avant-gardes formalistes et dans les discussions entre le phonologiste Troubetzkoi et « l’homme orchestre » Jakobson, avant de nourrir l’épistémologie structurale dans son entier.

 

Qui dit « épistémologie » dit « transversalité », « passerelles entre les savoirs », « multiplicité des regards ». Le plus admirable est la constance de la profondeur et la justesse avec lesquelles Dosse aborde chaque facette de son objet. S’agit-il de hisser Marcel Mauss au rang des grands inspirateurs ? Voici un parfait résumé de la théorie du don. Le franc-tireur Georges Dumézil et l’hermétique Jacques Lacan se présentent-ils ? En quelques paragraphes limpides, « le stade du miroir » et la « trifonctionnalité » sont explicités. Puis c’est au tour du cas Michel Foucault d’être traité, dans les moindres détails des enjeux de sa révolutionnaire thèse sur la folie à l’âge classique. Et ainsi sur près de mille pages.

 

Il faut également souligner ce qui contribue à galvaniser le propos de Dosse, et qui irrigue d’un sang neuf les théories exposées. Sans jamais sombrer dans l’anecdotisme racoleur, l’auteur n’a pas hésité à entrelarder son récit de scènes vécues ni à épingler les traits de caractère révélateurs de certaines individualités fortes. On se plaît ainsi à imaginer les entretiens de Barthes et Foucault à Uppsala ; et, cela se confirme, Lacan fut bien cet enseignant de haute lice qui, à proximité de son divan de consultation, se muait en thérapeute outrancièrement vénal.

 

Gageons enfin que, sans ce travail minutieux, plusieurs générations de « minores » n’auraient plus droit à aucun égard. Où trouverait-on encore mention des Martial Guéroult, Jean Cavaillès et autres Wladimir Granoff, sinon en de très fermés cénacles, dans de très pointus colloques ?  

 

Bref, il faut être bien vétilleux pour ne pas reconnaître que Dosse a réussi à brosser un pan entier de l’histoire intellectuelle française, et pour refuser à cette somme la palme du « didactisme », entendu comme version élégante et accomplie de la vulgarisation.

 

Frédéric Saenen

 

François Dosse, Histoire du structuralisme, Tome I : Le champ du signe et Tome II : Le chant du signe, avec avant-propos et postface inédits de l’auteur, La Découverte/ Poche, n° 375 et 376, 15 € chaque volume.

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