Quand le verre joue avec le feu, les chefs-d’œuvre de Murano

Au XVIe siècle, qui est le temps de sa splendeur, Murano compte environ 30 000 habitants. Le Grand Canal, des églises, de belles demeures disposant de jardins accueillants, des palais où se donnent de fastueux dîners rendent le lieu attrayant et original. Henri III, invité de la Sérénissime, se rend sur l’île en 1574. Il admire le travail des verriers. Selon ce qu’on peut lire dans un ouvrage écrit par M. De Marles sur Les merveilles de la nature et de l’art, publié en 1836, « les verriers de Murano prétendent tous être nobles depuis que le roi de France Henri III, étant allé aux verreries durant son séjour à Venise, les anoblit tous ». A cette date, 37 fabriques de verre sont en activité. On l’appelle communément « l’île des feux ». Jean Cocteau quelques siècles plus tard, la baptise « la Forge des Anges ». Les deux appellations se répondent. Rien en effet de plus ailé, léger, lisse, coloré et fragile que ces formes façonnées sous l’haleine des flammes, qui s’inscrivent dans l’espace, l’occupent sans l’envahir, captent la lumière sans l’arrêter, la contiennent et la libèrent, la filtrent et la laissent jouer dans l’épaisseur diaphane de leurs volumes.

 

Le verre est par excellence la matière qui s’embellit des éclats maîtrisés qui se dispersent, des transparences pures, des reflets imprévus, la substance qui saisit et réfracte les rayons du jour, l’alliance incroyable du souffle, du cilice, du carbonate, des oxydes, de la chaleur, du froid. L’objet en verre est le résultat d’une opération prodigieuse qui d’informe au départ, sous le passage invisible mais puissant de l’air, devient la traduction d’une idée esthétique prenant corps peu à peu, se déforme, se solidifie et se fige. Les verriers savent la difficulté du travail à accomplir, l’exigence de performance demandée aux poumons qui animent la canne et aux mains qui tournent la pâte malléable qui n’attend pas. Ils savent la patience nécessaire pour aboutir à ces pièces uniques, précieuses, aux lignes simples en apparence, savantes en vérité. La noblesse du métier est réelle, c’est un artisanat de seigneurs. La décision royale était justifiée. Derrière les lustres à douze bras, les vases à fleur ou à mascarons, les coupes rehaussées de feuilles d’or ou d’écailles, les flacons à long col, les carafes et les aiguières, les bougeoirs et les coffrets, les urnes et les sphères modernes, s’étirent mille ans de savoir-faire et de secrets de fabrication. La tradition s’est transmise sans se perdre tout en se renouvelant, préservant les formules de jadis et les enrichissant de découvertes nouvelles.  

 

Orient et Occident, qui l’ignore encore, se sont rencontrés à Venise. Par l’Adriatique d’un côté, par les routes de l’autre, les produits autant que les connaissances s’échangent. Entre autres, les techniques byzantines et l’héritage islamique de la peinture à l’émail sur verre atteignent la lagune puis arrivent à Murano. Les premiers décorateurs exécutent des objets d’abord élémentaires, de plus en plus élaborés par la suite. Les pièces s’ornent de motifs raffinés, « d’armoiries, de feuillages, d’animaux, de scènes courtoises ou d’images de saints ». Les plus belles d’entre elles sont signées. Les commandes affluent, les diplomates offrent des pièces élaborées à Murano. Assez vite, les patrons et les employés constituent une corporation reconnue ayant des statuts précis, l’Arte dei Vetrai. Des maîtres verriers qui s’accomplissent en tant qu’entrepreneurs dominent à la fois le domaine de la création, la partie scientifique et le volet commercial. Les Barovier sont une de ces familles majeures qui depuis le milieu du XVème siècle imposent leur nom. L’Europe cultivée et fortunée, appréciant les verres soufflés, s’adresse à Murano dont la renommée désormais bien établie a dépassé la petite île.

 

Rédigé par deux éminentes spécialistes du verre vénitien, passionnées à l’évidence autant par l’histoire que par l’esthétique et l’aspect social de cette production unique au monde, cet ouvrage permet d’entrer dans l’univers fascinant et inégalé de Murano. Elles nous expliquent les étapes essentielles de cette conquête sur la matière en vue de parvenir à une beauté absolue qui est à la croisée de la science, de l’élégance, de la virtuosité. On apprend notamment que si toutes les familles nobles italiennes comme les Este, les Gonzague, les Strozzi, les Médicis, possédaient des collections inestimables de verreries en cristal, les cours de France, d’Allemagne, d’Angleterre, et même un pape, appréciaient et valorisaient également ces objets. Albrecht Dürer, lors de son voyage à Venise en 1505, ne manque pas d’acquérir un verre émaillé qu’il rapportera à son ami Pirckheimer, humaniste et juriste établi à Nuremberg.

 

Autre point majeur de cette histoire, l’évolution des modes. Devant la concurrence étrangère qui travaille le verre « à la façon de Venise », les ateliers de Murano doivent assurer leur clientèle en lui proposant une large diversité de modèles dont les couleurs et les formes obéissent à de nouveaux critères esthétiques. Certains peintres inspirent les verriers. En retour, sur plusieurs tableaux, la verrerie apparaît comme un élément de décoration essentiel, ainsi qu’on le voit chez Giuseppe Recco, Longhi, Bonsignori. A côté des oiseaux, des fleurs et des épisodes bibliques, éclosent les motifs alla chinese, à la chinoise. C’est l’époque où triomphent les lampadaires, les miroirs, les milieux de table, les services à café et à chocolat.

 

Comme toujours, grâce à la ténacité et l’inventivité de quelques uns, après le déclin amorcé au début du XIXème siècle, est venue la relance de l’activité. Les tendances art nouveau, le goût pour le réalisme après la guerre puis le design ont stimulé des artistes audacieux et exigeants, d’autant plus impliqués qu’ils sont confrontés à une production industrielle, au demeurant souvent de qualité. Dans une même transmutation des principes de fabrication, les effets modernes intègrent dorénavant les techniques ancestrales à la créativité la plus vive. L’exemple de ces travaux réalisés par de talentueux artistes autour du vase dit Véronèse montre combien Murano a retrouvé son pouvoir et ses verres leur magie. L’exposition du musée Maillol, réunissant pas moins de deux cents pièces provenant des plus somptueuses collections, restitue cette incomparable histoire et cette part de rêverie admirative qui entoure le verre, synonyme pour l’occasion, d’étonnants et merveilleux éblouissements.

 

Dominique Vergnon

 

Rosa Barovier Mentasti, Cristina Tonini, Murano, chefs-d’œuvre de verre, de la Renaissance au XXIe siècle, Gallimard, 190x285cm, 256 pages, plus de 220 illustrations, avril 2013, 39 euros.  

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Corine Maitte, Professeur d’histoire moderne à l’université de Marne-La-Vallée Paris-Est et spécialiste de l'histoire des procédés industriels, invité de l'émission La Marche de l'Histoire le vendredi 12 avril 2013 consacrée à l'histoire du Verre, évoqua l'art de Murano, cité voué par sa voisine Venise à l'industrie du verre. Mais l'émission s'est terminée par un triste constat : la plupart des pièces que l'on peut acquérir sur place de nos jours viennent... de Chine.