Le goût du beau dans l’Europe d’hier

"L’amour de l’art est de même nature que l’amour, et l’amour se nourrit de cette sorte de distance qui entretient le désir et l’affirme", écrit Marc Fumaroli au début de l’un des quelques vingt chapitres qui composent cet ouvrage. Il poursuit en notant que "les chefs d’œuvre de l’art sont de la même essence que les visages aimés et que les fleurs, les oiseaux, les arbres quand nous les regardons dans la nature, dans la lumière de l’amour".
Cependant, pour en mesurer l’extrême valeur, il faut garder en mémoire que ces merveilles qui attirent nos regards, soumises à la fugacité de la vie, sont "fragiles, périssables, mortels". C’est assurément sous cet éclairage qu’il convient de s’engager dans la lecture de ces pages qui en imposent par leur immense érudition, leur constante fluidité de style, leurs arguments implacablement déroulés, leurs perspectives de réflexion croisées, se révélant toutes, l’une après l’autre, aussi passionnantes qu’édifiantes.

Les principaux acteurs qui ont fait et magnifié l’histoire esthétique de l’Europe se retrouvent ici et là au fil des chapitres. Au premier rang, les peintres. Mais certains hommes, politiques et insignes serviteurs, leur cèdent à peine la préséance. Ainsi de l’un d’eux, ambitieux, audacieux, soucieux de grandeur qu’elle soit celle du royaume ou la sienne, caractère d’acier, éducation de prince, Richelieu. Patron des arts qui préféra à tous les portraitistes du moment Philippe de Champaigne, il occupe une place d’honneur. D’autres, peu ou pas connus, interviennent presque en coulisses mais ont au demeurant un rôle essentiel auprès des puissants, comme Chantelou, correspondant privilégié de Poussin ou François Sublet de Noyers, conseiller artistique de cardinal-ministre, surintendant des Bâtiments, créateur de ce qui sera l’imprimerie nationale. 

 

L’ensemble des textes est dense et touche des sujets majeurs. Trois peintres dominent la première partie de ce livre, Velázquez, Rubens, Poussin. Ils méritent bien toute l’attention. Cette restriction ne signifie en rien que les autres thèmes n’aient pas aussi un vif intérêt et ne soient traités avec les mêmes éminentes qualités. C’est le cas du chapitre consacré à Girodet, La Terreur et la Grâce.

Trois noms donc, du plus grand prestige, Trois cultures se distinguent derrière eux. Des vies, des carrières et des styles différents que Marc Fumaroli analyse jusque dans des détails d’autant plus significatifs qu’ils les rendent encore plus uniques, exemplaires et rares. Trois maîtres certes de la peinture, chacun dans un registre propre, dans des manières résolument personnelles qui les font reconnaître aussitôt. Mais trois artistes qui se rejoignent sur un point, la rare intelligence de leur vocation, la compréhension affinée du message qu’ils portent, le souci d’en laisser la plus belle part. Au-delà du talent, ils ouvrent accès à une intériorité qui donnent un sens mystique à certains de leurs tableaux.

 

C’est le cas des Lances, appelé également La Reddition de Breda, une œuvre exécutée par Velázquez en 1635-1637. Tableau d’histoire militaire devenant sous le pinceau du peintre espagnol un theatrum mundi témoignant de la noblesse de deux âmes, non pas celle de deux chefs de guerre, mais de deux hommes qui « surmontant les résistances, la violence, l’aveuglement et les vicissitudes de l’histoire », échangent davantage que la paix, l’authenticité de l’amour. Pour composer ce somptueux tableau, Velázquez, écrit Marc Fumaroli, tira parti "des inventions très originales de Jacques Callot".
A voir les deux eaux-fortes du graveur lorrain  présentées dans le même chapitre, l’une datée de 1633, Les Grandes Misères de la guerre, enrôlement des troupes avec ces mouvements de soldats au centre et la haie ordonnée des lances qui s’alignent derrière eux, l’autre de 1628, Le Siège de Breda, qui unit la topographie des lieux à la réalité des troupes en action, on mesure le génie absolu de Velázquez. Il apparaît plus éclatant encore dans Les Ménines, qui pourrait être son tableau testament, véritable chorégraphie optique à propos duquel Marc Fumaroli rappelle que pour le peintre napolitain, Luca Giordano, c’était la théologie de la peinture.  

Le génie hispanique de Velázquez lui permit de rivaliser avec Rubens, le deuxième artiste dont Marc Fumaroli observe avec acuité la prodigieuse double existence, de peintre et de diplomate. Il emporte notre curiosité envers cet autre maître prodigieux dont l’activité débordante semble incroyable de nos jours. Lettré, formé à la philologie, à la religion, aux choses de l’antique, n’arrêtant jamais de « murir par une étude incessante son expertise » en tous les domaines du savoir, voyageant en permanence, Rubens concilie l’un et le multiple, il unifie en lui la sagesse et le loisir et les contrastes d’une Europe qu’il parcourt à maintes reprises. Il était de plus un homme d’affaires avisé, à la tête "d’un inépuisable atelier". En grand peintre d’histoire qu’il était, Rubens avait travaillé à la cour de Madrid où on le surnommait "le second Titien". Un trait domine et frappe chez lui, son éclectisme qui lui permet, par le biais de ses relations et surtout de ses œuvres, de glorifier les victoires de l’Europe romaine sur l’Europe reformée. Il est presque indispensable d’avoir à l’esprit, estime Marc Fumaroli, cette mémoire commune de l’Europe et cette connaissance de la mythologie, des deux Testaments, des Pères de l’église, des mœurs de l’Antiquité gréco-romaine pour entrer et lire ces scènes fabuleuses que sont les tableaux de l’artiste anversois, homme énergique et généreux s’il en est, engagé, habité "par un sentiment cosmique qui échappe à toute étroitesse", animé d’un amour violent de la vie, de la paix, de la joie, du bonheur, de l’harmonie, de la coïncidence des contraires. Faute de quoi on passe à côté de l’essentiel. Des facultés dont manque notre époque moderne.

 

Passons à Nicolas Poussin dont l’interlocuteur principal est ici Chantelou, doué lui aussi d’un savoir éclectique, érudit comme nul autre, ami naturel de l’ordre et ennemi déclaré de la confusion, à l’instar de ces « réformateurs lucides et résolus » mentionnés ici, Bérulle, Richelieu, Corneille, Descartes, Malherbe, Molière. La raison de l’art de Poussin, comme il l’écrit lui-même, est de rendre visibles les Idées, d’appeler le regard à voir la vraie beauté qui est celle de la Création. Dans ses tableaux, Poussin se montre un artiste deux fois engagé, en faveur du goût français comparé au goût moderne italien tel qu’il a pu le juger durant son séjour italien et qu’il considère décadent et en parallèle, en faveur d’un retour de l’antique, le patrimoine alors commun à toute l’Europe dont il a le culte, dans une peinture française qu’il entend réformer. Son second engagement sera de soutenir la Réforme, en homme dévot et proche des jésuites.

De l’architecte Jacques Lemercier dont nous connaissons le visage au regard profond alliant un « extrême oubli de soi » à une « extrême fierté » exécuté par Philippe de Champaigne à Fragonard qui dans quelques huiles sur toile de la période 1775-1780 peint la fragilité festive sur le point d’être "emportée par un violent orage", nous sommes en compagnie des artisans  de "l’intelligence et de la libéralité du système tant royal qu’ecclésiastique des arts" sous l’Ancien Régime. Un temps de grandeur et de munificence, de beauté qui relèguent "nos signes extérieurs de richesses" au rang de la médiocrité. De nombreuses reproductions de chefs d’œuvre illustrent les propos de Marc Fumaroli, doublement historien, des lettres et des arts, et servant ce qui doit paraître à tant de nos contemporains une étrangeté, l’humanitas civilisée. D’un texte à l’autre, tous tirés de conférences, de colloques et de catalogues d’exposition voire pour certains inédits, il fait passer, sans rupture, celui qui le lit d’un bonheur de lecture à un autre.

Dominique Vergnon

 

Marc Fumaroli, Lire les arts dans l’Europe d’Ancien Régime, 180 illustrations, 220 x 275, Gallimard, décembre 2019, 464 p.-, 65 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.