Solitaire et solaire Nicolas de Staël

Dans une lettre adressée à Jacques Dubourg, employant des mots qui conviendraient tout autant à lui aussi, Nicolas de Staël écrit au sujet de René Char : Dans l’ensemble, cet homme est fait de dynamite dont les explosions seraient hâlées de douceur calme. Entre l’artiste et le poète qui se rencontrent à Paris en février 1951, l’amitié est profonde, forte comme le vent parcourt une année en une nuit. Nicolas de Staël a illustré les poèmes de René Char.
Le poète écrit : Comment montrer sans les trahir les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel ? Nicolas de Staël pour illustrer le premier livre de son ami s’en remet au bois, élit le noir ; là où on l'attendait coloré, il choisit une autre voie pour atteindre la lumière.
Comme si l’artiste avait déjoué et les attentes de l’écrivain et ses idées initiales pour aller vers un ailleurs inattendu, plus sombre. Dans ses notes personnelles, comme se parlant à lui-même, Nicolas de Staël ne cesse d’user de mots qui le révèlent, c’est à dire des termes qui surgissent en quelque sorte du fond de son être venant bouleverser sa surface visible.
insi par exemple, cette phrase caractéristique de son cheminement entre des forces contraires qui d’abord le soulèvent et l’élèvent, puis peu à peu le happent, l’entraînent et l’engloutissent: lorsque ma peinture devient bonne, je sens toujours atrocement une grande part de hasard, comme une chance et un vertige.

Dans ce très beau livre dont les reproductions sont d’une qualité à souligner permettant au lecteur de se confronter au mieux possible avec les œuvres, Stéphane Lambert qui a publié également des ouvrages sur Van Gogh, Paul Klee, Mark Rothko, cerne au plus près l’homme et son œuvre. Il suit la trajectoire fulgurante et ce continuel voyage sur une mer incertaine de l’artiste.
Des pages qui rappellent sans cesse combien depuis son enfance, Nicolas de Staël a vécu au bord de l’abîme, vivant sur le mode de l’absolu. S’appuyant sur les faits, analysant leurs implications psychologiques et esthétiques, l’auteur montre que derrière cette distance et cette quiétude apparentes vis-à-vis des autres et des choses de ce monde, ce qui est une forme de noblesse à la fois héritée et naturelle, tout aura été chez Nicolas de Staël ardeur, irradiation, flamme, feu, brûlure, incandescence jusqu’au dépouillement total, que ce soit celui de son art ou celui de son existence. Les deux ont pris très vite une dimension sacrificielle.
N’est-il pas prémonitoire que, comme on le voit sur une petite photo datant de 1935-1936, alors qu’il est à Bruxelles, il mime un suicide avec ses camarades en s’allongeant sur les rails d’une voie ferrée ? Celui qu’on surnomme Nicky de Petrograd renferme déjà l’être souverain qui voudra être maître de sa disparition dans un vide qui l’a aspiré.
Il aime la musique, Hercule Seghers, Courbet. Le voyage au Maroc est pour le peintre une manière d’école de la couleur. Il rencontre à Marrakech en 1937 Jeannine Guillou. Le sobre portrait qu’il fait d’elle évoque ces figures hiératiques de Greco. Auprès d’Alberto Magnelli, il découvre l’abstraction qui désormais sera son langage. Ce seront alors d’une part les effusions de traits et de taches, les obliques, les éclats, les mosaïques, les brisures, les ruptures de rythmes, les fragments qui s’assemblent (De la danse, huile de 1946-1947 ; Arbre rouge, huile de 1953), d’autre part les lignes qui se recoupent à l’horizon, les aplats de couleurs, les agencements surprenants, les perspectives que de complexes dégradés mettent en valeur (Le Fort-Carré d’Antibes, huile de 1955). Son Hommage à Piranèse (huile de 1948) rend compte des recherches et des tensions qui inspirent ses tableaux. Sur la toile, les réalités se sont transformées en irréalités sans rien perdre de leurs structures matérielles.

Il est possible de suivre l’évolution du regard, l’avancement des émotions, la construction des espaces en comparant par exemple deux toiles exécutées l’année 1954, Chenal à Gravelines, paysage baigné d’une douce lumière du nord, et Agrigente, plongé dans la vibrante lumière du sud.
Bien que différemment, les champs visuels se sont élargis aux limites des paysages. Même sous le soleil, le tragique n’est jamais loin. Je suis dans un brouillard constant, ne sachant où aller, que faire […], bouffant ces paysages à longueur de journée de quoi en avoir une nausée définitive, ému malgré tout chaque fois reconnaît le peintre en 1953. 
Habité par le sujet, Stéphane Lambert signe un magnifique un portrait de cet homme solitaire, ombrageux, solaire, orgueilleux et compassionnel, faisant ainsi vivre Nicolas de Staël par-delà son rayonnement et son anéantissement.
Ce livre paraît au moment où s’ouvre (jusqu’au 21 janvier 2024) au Musée d’Art Moderne de Paris une grande rétrospective sur le peintre, avec plus de 200 tableaux, dessins, gravures et carnets.  

Dominique Vergnon

Stéphane Lambert, Nicolas de Staël, la peinture comme un feu, 240x290 mm, 150 illustrations, Gallimard, septembre 2023, 224 p.-, 42€

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